Rêve
« Le rêve est plus fort que l'expérience. »
— G. Bachelard.
Titres des films
Mode d'emploi de la figure (mot) et abréviations
Titre | Titre original | Réalisation | Scénario | Année | Pays | Durée (min.) |
---|---|---|---|---|---|---|
Faisons un Rêve | Faisons un Rêve | Guitry Sacha | Guitry S. | 1936 | France | 80 |
Femmes de ses rêves (Les) | The Heartbrek Kid | Farelly Bobby, Farelly Peter | Farelly B. Et P., Simon N., Dixon L., Barnett K., Friedman B.J. | 2007 | USA | 116 |
Rêves de Femmes | Kvinnodröm | Bergman I. | Bergman I. | 1955 | Suède | 80 |
Rêves de Poussière | Rêves de Poussière | Salgues Laurent | Salgues Laurent | 2008 | Burkina Faso, Canada, France | 86 |
Rêve de Singe | Ciao maschio | Ferreri Marco | Ferreri M. Brach G. Azcona R | 1978 | Ital-Fr. | 114 |
Science des Rêves (La) | The Science of Sleep | Gondry Michel | Gondry M. | 2006 | France | 102 |
Autres titres de films
Titre | Titre original | Réalisation | Scénario | Année | Pays | Durée |
---|---|---|---|---|---|---|
A travers le Miroir | Såsom i en spegel | Bergman Ingmar | Bergman Ingmar | 1961 | Suède | 89 |
Andreï Roublev | (Voir détail : Andreï Rublyov) | Tarkovski Andreï | Tarkovski A. Konchalovsky A. |
1969 | URSS | 215 |
Mullholland Drive | Mullholland Drive | Lynch David | Lynch David | 2001 | France USA |
146 |
Miroir (Le) | (Voir détail : Zerkalo) | Tarkovski Andreï | Tarkovski A. Micharine A. |
1975 | URSS | 106 |
Nostalghia | (Voir détail : Nostalghia) | Tarkovski Andreï | Tarkovski A. Guerra T. |
1983 | URSS Italie |
130 |
Source (La) §. La prémonition du |
Jungfrukällan (littéralement : La Source de la vierge) | Bergman Ingmar | Isaksson U. | 1960 | Suède | 89 |
Stalker § |
(Voir détail : Stalker) | Tarkovski Andreï | Tarkovski A. Strougatski A. et B. |
1979 | URSS | 161 |
Photogrammes extraits des films - Analyse et liens spécifiques des films
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Andreï Roublev, d’Andreï Tarkovski
Le rêve de la tête dévissée
A la fin du VIème épisode, après le sac de Vladimir, au :
Plan 264-81-1 [1] : 1h 56' 2" Le désastre extérieur de l'église reflète l'âme intérieure de Roublev. Il est abattu, résigné et bouleversé. Comme pour souligner l'aspect tragique et superstitieux du moment. Un chat noir traverse l'écran en oblique. (Cf. Photogramme - Chat.)
Plan 265-82-2 : 1h 56' 5" : Près de Roublev la sourde-muette fait une natte à trois branches entrelacées à une gisante aux longs cheveux.
Plan 267-84-4 : 1h 57' 1" : Gros plan d'un grand livre brûlé (les Écritures). Une main feuillette les pages calcinées, c'est la main de la mort, la main de Théophane le Grec. (Cf. Photogramme - Livre.)
Plan 268-85-5 : 1h 58' 03": Roublev est très heureux de le voir : "Théophane. Tu n'es pas mort, j'avais tellement envie de te voir. J'ai rêvé de toi : tu me regardes la tête en bas, par la fenêtre en me menaçant du doigt. Et moi je suis couché sur la selle d'un cheval et deux tatars me dévissent la tête. Toi tu regardes, et du doigt, tu frappes au carreau, tchouk, tchouk. Moi je crie."
_ Théophane : "Que cries-tu ?"
_ Andreï Roublev : "Ecoute, que se passe-t-il, on tue, on viole, on pille les églises avec les Tatars." Tu m'avais pourtant dit. Mais c'est plus dur pour moi. Toi, tu es déjà mort, alors que moi j'ai été aveugle la moitié de ma vie. Pourtant c'est pour ces hommes que jour et nuit… Mais ce ne sont pas des hommes. N'est-ce pas ? Tu disais vrai à l'époque."
_ Théophane : "Qu'importe ce que je disais, tu te trompes maintenant, comme je me trompais alors."
_ Andreï Roublev : "N'avons-nous pas une seule foi, une seule terre un seul sang."
Plan 269-86-6 : 1h 59' 5" : Changement de plan : plan rapproché sur Roublev : _ Andreï Roublev : "Un Tatar souriait, comme ça (il fait la grimace), il crie : même sans nous, vous vous dévorez, quelle (honte)." (Il regarde la sourde-muette.) "Il n'y a qu'elle qui soit restée."
Plan 270-87-7 : 2h 00' 0" : Plan rapproché sur la sourde-muette, elle vient de terminer la natte.
Nous rapportons ce dialogue, car ce seront presque les dernières paroles de Roublev avant son long silence qui représente presque le dernier tiers du film. Dans la diégèse nous sommes en automne 1408, et il ne parlera pas avant le printemps 1424. De plus, ce dialogue a une importance capitale, parce que nous y abordons deux aspects cinémantiques : le rêve et la mort et plus particulièrement le rêve qui, nous l'avons vu, en est "une voie royale". [2] Dans son livre Sur l'interprétation des rêves, C. G. Jung écrit : (…) "Le rêve, (…) ne procède pas de la volonté. On ne peut l'expliquer par une simple psychologie de la conscience." [3] D'autre part, l'auteur soulève une hypothèse très intéressante : (…) "Je garde toujours à l'esprit une autre possibilité (…) aventureuse, à savoir que le "concept temporel", serait effectivement une donnée de l'inconscient, mais il s'agirait là d'un temps qui se verrait en quelque sorte disloqué, de sorte que l'inconscient aurait la faculté de dépasser le cours normal du temps, percevant ainsi des choses qui n'existent pas encore. La substance de toute chose est en effet présente dans "l'inconscient". On rêve par exemple souvent d'événements qui ne se dérouleront que le lendemain ou même encore plus tard." [4]
L'hypothèse d'une dislocation du temps dans l'inconscient
Cette hypothèse soulève un trait significatif pour nos considérations cinémantiques. En effet, cette dernière s'intéresse, pour le moment, au concept du triple temps pré-établi : le passé, le présent et le futur. Si, comme l'avance Jung, il y a une possibilité de dislocation du temps dans l'inconscient, il se peut alors qu'il y ait d'autre(s) possibilité(s), et qu'il y ait aussi l'extrême, à savoir, qu'il n' y a pas de temps de tout ou alors, qu’il y a un temps que nous ne connaissions pas ou pas encore. Autrement dit, l'inconscient devient une instance gouvernante et indépendante. Il en est de même pour le cri de Rimbaud : (…) "je est un autre," que Jean-Luc Godard, dans Nouvelle vague, tourne et retourne sous la forme de deux interrogations qui se reflètent : (…) "qui est l'autre du Je que je suis et qui est le Je de l'autre que je côtoie ?" [5] La question reste ouverte. Cependant nous voulons souligner ce que nous avons déjà suggéré dans l’introduction générale et apporter quelques éléments de réponse à cet énorme chantier. En effet, Jung propose la tâche d'interpréter : (…) " Les rêves "singulier" et de connaître tout ce que renferme le "magasin d'approvisionnement" de l'esprit humain, de même que les fondements des peuples. Plus nous en savons et plus il nous sera facile de détecter certains symboles." [6]
Essai d'analyse du rêve d'Andreï Roublev
Pour en revenir au rêve de Roublev, nous constatons tout d'abord, une prolifération de la figure du double, soit par opposition, "tu n'es pas mort","toi, tu es déjà mort" ; soit par inversion "la tête en bas" ; soit par succession de figure anatomique, "tête en bas", "tête dévissée" ou "doigt menaçant", "doigt frappant le carreau". L'ensemble de ces couples semble proposer une suggestion de l'hésitation, d'une oscillation spirituelle.
Mais le nœud du rêve semble se situer au niveau de la tête dévissée, qui est en relation avec l'homicide de Roublev, (rappelons-nous le casque du tatar qui dégringole les escaliers), et qui annonce par ailleurs, le fait que Roublev est devenu un objet, une sculpture dont on dévisse la tête. De plus, il est couché, comme une marchandise, sur la selle d'un cheval. En fait, d'un côté Roublev se reproche son homicide ; c'est trop pour lui, il désire être puni, et de l'autre, il est une sculpture, un "bel objet" qu'on va piller car d'une part, c'est un artiste, et d'autre part, comme le dira plus tard Kyril : "on n'a pas le droit de ne plus exprimer son talent, c'est un pêché." Il y a une dualité dans l'esprit de Roublev, c'est une nouvelle crise suggérée dans le rêve par la séparation de la tête du corps. En définitive la tête dévissée est en quelque sorte la réponse du rêve : "désormais tu ne parleras plus", ce qui annonce le long silence de Roublev. Ce qui est aussi troublant, c'est que la chaîne d'indices qui s'installe pour aboutir à ce constat est amorcée dès l'ouverture de la scène des Écritures au plan 170 - 29, à propos de la tête et les cheveux, et l'apparition de la sourde-muette, en passant par l'avalement de l'huile bouillante pour aboutir au rêve de la tête dévissée. [7]
La disposition du corps de Théophane
L'intervention de Théophane, la tête en bas, comme s'il était soudainement libéré du poids terrestre. Cette figure, associée à celle du doigt menaçant, mérite d’être creusée davantage. En effet, nous observons que, en principe, dans une position normale de la tête en haut, le doigt menaçant est pointé vers le ciel. Cela implique, qu'ici, le doigt est pointé vers la terre. Il suggère fortement l'ici et maintenant, avec toutes les connotations que cela suppose : la terre, le lieu, le travail, etc. C'est comme une seconde réponse, une seconde possibilité, ou même la possibilité envoyée du ciel, car, si le doigt doit être vraiment menaçant, il aurait dû frapper sur le carreau avec le poing (menaçant) en faisant un grand bruit, et non pas avec le doigt pour faire des petits touk, touk.
Mais, en même temps, dans le rêve il y a une troisième réponse : il crie, donc il s'exprime ou plutôt, il s'exprimera, et avec force. Dans l'ordre, le rêve propose les moments suivant :
1. La tête en bas, doigt pointé au sol ;
2. La tête dévissée ;
3. Le cri.
Cela amène une autre question : y-a-t-il un fil de lecture linéaire dans un rêve ? Un ordre de lecture des faits et gestes ? Est-il imposé par l'inconscient ? Ou supposé par la conscience ? Ainsi, la question du rêve dans le cinéma est grande. [8]
Chaque rêve nocturne est comme un maillon parmi une longue chaîne de rêves
Enfin, il reste à signaler un fait majeur, issu de l'école jungienne, dans l'analyse des rêves. En effet, pour la pleine justification des valeurs interprétatives, nous devons considérer chaque rêve nocturne, comme un maillon parmi une longue chaîne de rêves. Autrement dit : l'individu toute sa vie, ne fait qu'un seul et long rêve, qu'il reçoit par morceaux, ou encore, l'individu fait des petits rêves du grand rêve. La tâche de l'interprète consiste alors à considérer (…) "la somme des rêves recueillis". Seulement des chocs affectifs puissants troublent le grand rêve. Ainsi les petits rêves deviennent des grilles de paramètres pour les mesures à prendre. Tel est le cas du rêve de Roublev, l'invasion des terribles ondes de choc de l'homicide dans sa psyché l'ont profondément bouleversé, au point qu'il a quelque chose de cassé en lui. Mais la statue n'a pas été cassée, seulement dévissée, comme si c'était un (mauvais) génie qui était sorti pour accomplir le pire des forfaits qu'un être peu commettre : un homicide.
Les messages déguisés des rêves
Cependant, un objet dévissé, peut être revissé. Il peut revenir à son état antérieur, ce qui n'est pas le cas d'une cassure où il reste toujours une trace. Il crie vers Théophane : "que se passe-t-il ?" Il ne sait plus ce qui se passe. "J’ai été aveugle la moitié de ma vie." La phrase cache des connotations subtiles : tout d'abord, le rapport avec la vision, les yeux, la lumière. Il a été aveugle la moitié de sa vie, et l'autre moitié il l'a consacrée à peindre. "Pourtant c'est pour ses hommes que jour et nuit... (…) Mais ce ne sont pas des hommes. N'est-ce pas ?" Ce qui sous entend : il était aveugle la moitié de sa vie, il retrouve la vue, et de cette union jaillit la cruauté du crime. Il devient un homme – thème de la passion : l'homme - héros (dieu) - l'homme. Non seulement il devient un homme, mais il devient comme un Tatar : "Un Tatar souriait comme ça." Il ira jusqu'à imiter la grimace. Mieux encore, il imitera longtemps la muette, en devenant comme elle : "Il n'y a qu'elle qui soit restée." Maintenant, elle c'est lui. On peut dire : "il n'y a que lui qui soit resté." Mais où est ce reste ? En lui ou à côté de lui ? Ou les deux ?
Le rôle des animaux dans le rêve de Roublev
Tarkovski n'exploite pas uniquement les principaux protagonistes de la diégèse, il sonde aussi les figures auxiliaires, au point de les grossir et de les rendre majeures. Une éclatante image de ce grossissement est inscrite dès le début de la 12ème partie : Roublev est abattu, la sourde-muette commence à faire la natte, il y a alors le chat noir qui traverse l'écran en oblique, du bas du coin droit, vers son côté opposé à gauche. Ce qui est troublant, c'est que le cheval noir entre du côté gauche. Peut-t-on donc dire, que le cheval noir devient ici, comme la sentence de l'auto-procès que Roublev s'inflige ? Est-ce que ce concept de grossissement correspond à la prise en considération de la gravité de l'acte que Roublev a accompli ? Mais après tout, on peut aussi penser que c'est un rêve. Et peut-être que l'ensemble de la partie est un rêve, car rien ne permet d’affirmer le contraire. Mieux encore, c'est un rêve dans le rêve, à l'appui de la phrase suivante : "j'ai rêvé de toi." Le cheval noir devient une figure archétypique.
Les rêves de Jérôme Cardan
Jung dans L'interprétation des rêves consacre une grande partie aux rêves de Jérôme Cardan, savant de la Renaissance, où il est question de plusieurs rêves concernant la mort et de diverses craintes qui agitent Cardan : (…) "dans ces rêves, les réponses à ces questionnements sont apportés par des animaux ou des figures de défunts. " [9] Nous n'allons pas entrer dans les détails. Cependant nous soulignons des exemples en relation avec nos propos : (…)"Cardan trouve (ensuite) un jeune chien noir sous son lit. D'où vient-il ? (…) C'est une figure transposée. (…) Ce chien représente la Mort et le Diable. La Mort se présente maintenant sous la forme d'un animal. (…) Il (le diable) est issu de Cardan, et il se trouve sous son lit, c'est-à-dire à un niveau inférieur. [10] Ailleurs, Cardan rêve de lion : (…) " il (le lion) symbolise la soif de puissance et de prestige (qui animait les hommes de la Renaissance.) (…) Quand il (l'homme) fait une expérience archétypique, l'individu se trouve en proie à une inflation diabolique, au vertige de la puissance qui lui est conférée. C'est ainsi que Nietzsche fut atteint de la folie "des grandeurs".[11]
Liens spécifiques du film
Voir : Andreï Roublev
Le Miroir d’Andreï Tarkovski
Le rêve d'Aliocha, Danse et cheveux : configuration cinémantique
C’est la séquence du rêve d’Aliocha.
Plan 21 : 15' 40" : Aliocha enfant se redresse brusquement, comme s'il avait pressenti quelque chose d'étrange. Il se recouche.
Plan 22 : 16' 01" : Variation du plan 12 : les buissons dans la forêt soufflée par le vent, en noir et blanc.
Plan 23 : 16' 18" : Aliocha se relève, et sort du lit. Au pied du lit, une bassine d'eau est posée sur une chaise. Il avance vers une porte ouverte. Une serviette traverse rapidement l'encadrement de la porte. L'image est très étrange.
Plan 24 : 16' 57" : Aussitôt, dans la chambre voisine, nous observons la première brève apparition du père : gros plan rapproché rapide, il est debout, il verse de l'eau sur la tête de son épouse. Maroussia est accroupie devant une bassine d'eau remplie jusqu'au bord. Ses longs cheveux flottent dans l'eau. La scène est particulièrement inquiétante et bouleversante. En effet, du fait de la position courbée du corps et de la tête plongée dans l'eau, nous ne distinguons pas son visage. Mais nous avons l'impression, d'avoir le double d'une tête qui émerge de l'eau, une tête "miroirisée". Mieux encore, c'est comme une deuxième personne qui surgit de l'eau, une personne qui avale l'autre, qui l'aspire. (Cf. Photogramme – Rêve 2.)
Plan 24c : 17' 25" : Maroussia pose ses mains sur les bords de la bassine. Elle se redresse tout doucement. Les cheveux lui cachant le visage. Nous avons à ce moment-là une personne sans visage, une tête sans "les sens", une personne quelconque, une personne qui a tournée sa face de 180°. En bref, une personne monstrueuse. (Cf. Photogramme – Rêve 3.)
Plan 24d : 17' 33" : Zoom arrière. Plan général de la chambre. Elle écarte les bras parallèlement au sol, en croix, et elle exécute une espèce de danse mystérieuse, arythmique, comme les mouvements d'une marionnette articulée. (Cf. Photogramme – Rêve 4.)
La chambre dans laquelle elle se trouve accentue le caractère pathétique et dramatique de la séquence. Les murs semblent par endroit carbonisés, d'une rugosité brillante. Comme si elle se trouvait à l'intérieur du fenil après l'incident du feu ! Un petit feu s'échappe d'un poêle, à côté d'une lampe à pétrole renversée.
Plan 25 : 17' 47" : Tout à coup, Maroussia disparaît de l'écran. De l'eau ruisselle le long des murs, des blocs de plâtre du plafond tombent sans bruit par intermittence.
Plan 26 : 18' 01" : Maroussia, paisible et calme, apparaît de nouveau. Elle dispose ses cheveux mouillés en arrière. Elle marche tranquillement vers la gauche, son image apparaît sur un miroir, sur lequel de l'eau ruisselle.
Ainsi, au nez et à la barbe des autorités, Tarkovski nous montre son "expérience personnelle". Toutefois, l'eau qui ruisselle et les blocs de plâtres qui tombent du plafond n'annoncent rien de bon : ils annoncent en fait la deuxième guerre mondiale. Car ce sont là des signes inquiétants de grandes catastrophes à venir : un déluge de feu et de sang. Cela explique, par la suite, les longues séquences de documentaires, notamment dans les épisodes de "La question espagnole", et "La traversée du lac de Sivas" pour aboutir et conclure enfin à l'explosion, imposante et impitoyable, de la bombe atomique.
Le rêve raconté (plan 29)
Le plan 29 (IVème épisode) est une conversation téléphonique entre Alexeï devenu homme et sa mère Maroussia. Ce dialogue est en relation avec l'épisode du bègue. Le fils enchaîne sur le fait qu'il a vu sa mère en rêve : "J'étais encore enfant." C'est, en fait, une liaison qui s'établit entre "Le rêve d'Aliocha" (IIIème épisode) et "La coquille à l'imprimerie" (Vème épisode). La liaison se distingue, de plus, par le travelling en avant, comme si elle traversait "le couloir du temps".
Pages froissées, sac renversé et trace d'une tasse de thé
(Voir : Livre.)
C’est la séquence de la trace de buée de la tasse chaude sur la table, qui disparaît progressivement et rapidement. C’est une séquence embarrassante. Mais, chez Tarkovski, il faut chercher du côté des liaisons et des stratifications des données du signe. Tout d'abord, nous ne pouvons négliger une explication d'ordre onirique de la séquence : c'est un songe. [12] (…) "(Le) thème est fréquent notamment dans l'ancienne littérature nordique." [13] " Parfois, plus subtilement, la preuve laissée par le rêve évanoui n'est pas matérielle, mais, comme lui, volatile, insaisissable, ambiguë. [14] Ensuite, durant l'épisode du "Rêve d'Aliocha", nous avons aisément compris qu'il s'agit d'un rêve, car il y a eu un changement de type de pellicule : passage de la couleur au noir et blanc ; et aussi, dans l'épisode lui-même, la disparition/apparition de Maroussia. Ici, vraisemblablement et plus subtilement, Andreï Tarkovski n'use pas du même procédé, mais fonctionne à partir de l'intensité lumineuse, en l'amplifiant et en l'atténuant, ce qui nous livre un net changement de clarté, qui éclaire pleinement les objets, et nous permet de les voir. Ainsi, au :
Plan 82a : 44' 23" : La Dame en noir, dit à Ignat d'entrer. Mais Ignat pendant toute la séquence, restera au seuil de la porte, en tous cas en dehors de la chambre du prodige. [15]
Par ailleurs, nous avons souligné dans le "Rêve d'Aliocha" l'ambivalence du "père du héros" et du "père de la patrie" ; dans "le songe d'Ignat", à supposer que c'est un songe, la Dame en noir devient "la mère de la patrie", ce qui explique l'intense éclairage, presque surnaturel autour de la pièce, ainsi que l'éclairage de face sur le visage d'Ignat, au moment où il lit la lettre de Pouchkine : une lumière intérieure qui s'achemine vers l'extérieur.
Le mythe du sphinx et l’énigme du coq
(Voir : Verre de la lampe à pétrole.)
Au cours de cette séquence, nous assistons en fait au rêve du père découpé en plusieurs parties. Il est d'abord annoncé par la voix-off du père : " je revois régulièrement le même rêve… Quelque chose m'empêche d'entrer à la maison." La maison signifie le foyer, la protection familiale, la chaleur humaine, le don de soi. Il reste à l'extérieur. Curieusement, un coq, qui en principe a sa place à l'extérieur, est à l'intérieur. Sa sortie est fracassante, par une fenêtre, par un passage inhabituel. Il casse la vitre en morceaux, comme s'il cassait un couple en morceaux. La figure du coq dans cette représentation est énigmatique, comme le rêve lui-même. Cependant un indice dans l'épisode va concourir à nous mettre dans une voie plus réelle, si l'on ose dire. Car une partie de l'ambiguïté du film tient entre autres à ce fil fin : qu'est-ce que la réalité ? Qu'est-ce que le rêve ? Peut-on déterminer nettement et véritablement leurs limites ? La déviation que Tarkovski fait subir à la figure du coq est importante. Car elle bouleverse toutes les amplifications admises au cours du siècle de cette figure lumineuse, matinale et universelle.
La lévitation de Maroussia
Plan 161 : 1h 26' 08" : Nadejda demande à Maroussia de couper la tête d'un coq, car elle est enceinte et qu'elle a des nausées.
Plan 162 : 1h 28' 27" : Plan fixe sur le visage de Maroussia avec un très vif éclairage de bas en haut. [16] Nous entendons le coup sec de la hache, des plumes survolent la tête de Nadejda.
Plan 163 : 1h 28' 33": Maroussia a le visage pâle, elle regarde le vide.
Ici s'intercale un des grands moments du cinéma d'Andreï Tarkovski. C'est une courte séquence en noir et blanc. Plan rapproché sur le père qui tient la main de Maroussia. Mais grande surprise, la caméra effectue un zoom arrière, laissant voir le corps de Maroussia à l'horizontale et en lévitation à la hauteur des yeux du père. (Cf. Photogramme – Lévitation.)
Un oiseau, peut-être une colombe, traverse le coin droit supérieur de l'écran. Nous avons l'impression que la scène du coq est en fait un rêve ou un songe, comme pour la scène de la tasse du thé. Ce qui nous engage sur cette voie, c'est d'abord, la lumière éclatante sur le visage de Maroussia. Ensuite, nous constatons que dans les deux plans 131 et 162, le coq se trouve à l'intérieur d'une pièce : "ici, dans la chambre ?" C'est-à-dire, dans un endroit intime. Nadejda répond : "on mettra une cuvette." Rappelons-nous au début de la séquence : Nadejda demande à ses visiteurs de nettoyer leurs pieds "Macha a lavé le plancher". Et tout à coup, la chambre devient une boucherie. Par ailleurs, un mot d'esprit se crée, quand Nadejda dit : "tenez le bien, sinon il va tout casser." Dès le plan 131, nous avons déduit que le coq est l'amant, il devient par la suite le mari. Après son geste violent, nous voyons le visage de Natalia, éclatant de lumière, qui ne nous semble pas être un visage de tristesse ou de détresse, mais bien au contraire le visage lumineux d'une victoire. Ceci explique la scène de la lévitation. Quand elle dit télépathiquement au père : "et voilà, je me suis envolée," Cela signifie, "voilà je me suis libérée."
Du reste, la scène de lévitation est une sorte d'annihilation des lois de la pesanteur, un détachement des lois de la terre. Les cheveux disposés selon une configuration angélique, presque paradisiaque contrastent avec les cheveux de l'épisode du rêve d'Aliocha, le visage sans figure. La disposition du corps "spirituel" comme le double dans un miroir du corps physique, est aussi inaccessible que l'image d'un miroir. Un poème suit, en voix-off : "Et cette peau surtout, cicatrice sur cicatrice" ; "O vole à tire d'aile vers le puits du ciel." Cette inaccessibilité se double d'une "trans-formabilité", d'une inversion de la verticalité : "Vers le puits du ciel." Autrement dit, si le temps disparaît, l'espace le suit dans son sillage. Nos repères, nos mesures, nos points cardinaux, nos altitudes, nos attitudes, ne sont que des commodités pour notre corps physique, notre corps dense. Au-delà du miroir, il n'y a plus de densité. Au :
Plan 170 : 1h 31' 20" : Le cinéaste nous replonge dans le passé. Peut-être le passé d'un rêve, un de plus, un présage de plus : Aliocha enfant entre, enfin, dans la maison ; il tient avec les deux mains, comme un calice, un vase de lait rempli jusqu'au bord. Est-ce le trop-plein de la maternité ? Quelques giclées de lait tombent au sol. "Cicatrice sur cicatrice." Le lait tombe par les secousses involontaires dues aux mouvements de l'enfant, malgré sa démarche prudente. A propos de cette scène, il y aurait un fait remarquable qui se présente grâce à des circonstances particulières. En effet, dans le film, Aliocha, tout en tenant avec précaution le vase de lait, avance de plus en plus dans la maison. Des rideaux transparents sont accrochés, soulevés par un vent léger : "les rideaux du temps." Or, dans le Cahier Journal, une image photographique nous montre une possibilité de développement de cette scène : l'image nous montre Aliocha tenant virtuellement un vase, c'est-à-dire que les mains font le geste de tenir un vase, mais elles sont vides. Il a à ses pieds le vase cassé et tout le lait répandu. Cela suppose une interprétation différente du film. Dans le 1er cas, l'enfant tient (à) sa mère. Dans le 2nd cas, la mère s'est brutalement séparée de son fils. Dans la logique du film, c'est le second cas qui est plus approprié au déroulement des séquences. Mais il y a un fait majeur, comme dans toutes les œuvres poétiques, une exception peut confirmer la règle. Car cette idée (celle du 1er cas) correspond d'une manière frappante à la suite poétique en voix-off, (c'est le moment où quelques gouttes de lait giclent sur le sol.) (Plan 171.) : "Cours mon enfant, ne plains pas la malheureuse Eurydice" ; "Et pousse ton cerceau à travers ce monde complice". Le surgissement et l'apparition du mythe d'Eurydice condensent à lui seul toute l'ampleur et la substance même du film. En effet, cette figure est importante, car elle se double d'une grande figure mythologique non moins importante, celle d'Orphée.
Liens spécifiques du film
Voir : Miroir (Le)
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Plan
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Voir aussi
Notes et références
- ↑ Le premier chiffre correspond aux plans du film depuis le début du film, le second chiffre aux plans du film depuis le début de l'épisode, le troisième chiffre aux plans du films depuis le début de la partie.
- ↑ S. Freud, L'interprétation des rêves, P.U.F. Paris, (1900) 1967, p. 517.
- ↑ C. G. Jung, Sur l'interprétation des rêves, op. cit.,p. 14.
- ↑ Ibid, p. 23.
- ↑ Cf. Article Freddy Buache, "La dame du lac", à propos du film Nouvelle vague, L'Avant-Scène Cinéma, N° 396/397, nov./déc. 1990, p. 3.
- ↑ C. G. Jung, Sur l'interprétation des rêves, op. cit., p. 45.
- ↑ Cf. G. Durand, l'étude de l'archétype du "chef" (…) "Les mystiques de l'ascension céleste assimilent tout naturellement la tête à la sphère céleste …" Op. cit., pp. 156-159 ; 192.
- ↑ Belle du jour, La voie lactée et Le charme discret de la bourgeoisie de Luis Buñuel sont des (...) "œuvres essentiellement oniriques." F. Cesarman, op. cit., p. 19l.
- ↑ C. G. Jung, Sur l'interprétation des rêves, op. cit., p. 54.
- ↑ Ibid, p. 143.
- ↑ Ibid, p. 123.
- ↑ Dans Pindare (…) ", Bellérophon rêve que Pallas lui apporte un mors magique pareil à un diadème d'or, à l'aide duquel il pourra dompter Pégase. Il se saisit aussitôt de l'objet "en trop", qui n'est pas de ce monde et qu'une divinité a disposé près de lui." Olympiques, XIII, 65 et suivantes.
- ↑ Le rêve et les sociétés humaines, ouvrage collectif, article, "Prestiges du rêve", op. cit., pp. 34 sq.
- ↑ (…) "Dans une courte relation chinoise, il arrive au jeune Lilou de P'eng-tcheug de rêver qu'il se rend dans une maison publique où il s'enivre avec des filles… Il se demande pourtant s'il s'agit bien de rêves, car les parfums des femmes continuent d'imprégner ses vêtements à son réveil." Hong Yeau-Lou, Ch. 6, in T'ang Kien Wen Tse, Traduction Bruno Belpaire, Paris, 1957, p. 262.
- ↑ Comme dans Stalker "La Chambre des Désirs".
- ↑ Sur ce passage particulier, voir Andreï Tarkovski, Le Temps Scellé, op. cit., p. 105.