Unité du plan (cinématographique)

Révision de 6 avril 2012 à 11:26 par Dimitri Dimitriadès (discussion | contributions) ("L'impression profonde")

L'Histoire de Joseph, 1515-1518, de Pontormo Jacopo (1494-1557), Huile sur toile. 96 x 109 cm. National Gallery, Londres.


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Andreï Roublev, d’Andreï Tarkovski

Les relations avec l’Ancien Testament

En conclusion de la 3ème partie du film (Théophane le Grec), il reste des relations directes qui vont s'établir d'une part à l'intérieur des plans, et d'autre part à l'intérieur d'un même plan. Il y a d'abord un exemple unique où nous trouvons les deux aspects cités. Il s'agit du plan 81-34, celui qui précède Théophane en majesté. C'est un seul plan qui introduit deux temps différents. [1] Il a été cité par Gilles Deleuze. Il s'agit d'un cas de plan de longue durée mobile, un plan-séquence, avec profondeur de champ. C'est le concept de "l'unité du plan", sur lequel le philosophe développe une théorie de la surface du plan, à partir des bases plastiques issues de l'évolution dans l'histoire de la peinture : (…) "Entre le XVIème et le XVIIème siècles, à une superposition des plans dont chacun se trouve rempli par une scène spécifique, et où les personnages se rencontrent côte à côte, s'est substituée une tout autre vision de la profondeur, où les personnages se rencontrent en oblique et, s'interpellent d'un plan à l'autre." (Cf. Le tableau de Pontormo) [2] L'auteur cite Les principes fondamentaux de l'histoire de l'art de Wölfflin. En exemple à sa démonstration il cite le cinéma de Jean Renoir et d'Orson Welles. Cependant, le concept de "l'unité du plan" correspond au plan 83-36 ; Roublev étonné remarque Théophane. Nous avons à ce moment-là deux plans en oblique, à l'intérieur desquels Roublev et Thomas traversent le talus pour rejoindre Théophane.

D'autre part, il reste d'autres plans pertinents comme celui de la couleuvre (plans 73 et 75).

Photogramme - Couleuvre.  : Andreï Roublev, Plan 73. Le passage fugace, à la surface de l'eau, d'une couleuvre.


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En résumant, tout porte à croire que nous avons là, une rêverie poétique de Roublev : l'arbre, la couleuvre, le mensonge, qui traduisent probablement dans son esprit l'épisode de la chute d'Eve (qui se manifeste peut-être dans le film par la chute du cygne). Aussitôt après le plan 75, il y a l'image extraordinaire des racines géantes : Roublev médite sur l'Ancien Testament. Ensuite il y a l'apparition de Théophane, comme une annonciation. Prend-il, dans ce cas, le rôle de "Dieu le père" ? Par ailleurs, c'est Roublev qui dit à Thomas : "Regarde". Est-ce à dire que l'artiste voit des choses que les autres ne voient pas ou qu'ils ne voient pas tout de suite ? Une Annonciation-Apparition comme dans l'iconographie de l'histoire de la peinture, nous en avons parlé à propos du scénario. L'ange est d'un côté et la vierge de l'autre. Mais, dans le film, qui a le rôle de la vierge ? Est-ce Roublev ou Thomas ? Les résonances sémantiques qui se dégagent au cours de toute la séquence annoncent une composition en entrelacs ou chaque brin d'un signe s'étale en profondeur. C'est peut-être ici que se révèle inconsciemment un exemple de l'intérêt d'Andreï Tarkovski pour la calligraphie arabe. Et, après l'Ancien Testament, nous allons voir le Nouveau Testament.


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Le Nouveau Testament : La Passion du Christ

La technique de l'unité du plan (plan 82) est ponctuelle dans la 3ème partie. Une variante de cette technique s'établit dans la 4ème partie, mais cette fois de façon continue. De plus, elle ne s'installe pas sur la bande-image, mais sur la bande-son. Il s'agit d'une longue discussion entre Théophane et Roublev à propos du Jugement Dernier, qu'on entend en voix-off, pendant qu'à l'écran défile une séquence particulièrement significative de la Passion du Christ. Le passage entre les deux parties, c'est-à-dire entre les "deux Testaments", est un grand moment de cinéma. L'ensemble s'enchaîne de la sorte : Thomas déploie l'aile du cygne mort, la caméra s'élève vers les cieux et vole au-dessus d'une grande rivière, elle traverse ensuite une seconde rivière, comme si elle indiquait par-là les deux testaments. Elle vole au-dessus d'une forêt. Plan de coupe : un insert noir. Passage avec la 4ème partie :

Plan 91-44 [3] : 44' 32" : début du dialogue, entre Théophane et Roublev au bord d'une rivière. Thomas lave des pinceaux aux bords de l'eau. A plus d'un titre, nos démonstrations ont besoin de s'appuyer sur le dialogue des deux peintres, pour cette raison nous en citons une grande partie :
-Théophane : "Ce que tu es têtu Andrei." (…)
- Andreï Roublev : "Les femmes moscovites ont donné leurs cheveux aux tatars."
-Théophane : " Elles n'avaient pas le choix.(…)"
- Andreï Roublev : "(…) Il est vrai qu'en Russie, les femmes sont toujours humiliées, (…)
-Théophane : "Dis-moi franchement le peuple est ignorant oui ou non ?"
- Andreï Roublev : "Oui, mais à qui la faute."
-Théophane : "Il est ignorant parce qu'il est bête. Tu n'as jamais péché par ignorance ? (…)
- Andreï Roublev : "De telle idées, ne t'empêchent pas de peindre. Tu acceptes même les louanges. Moi je me serais fait un ermite, et je vivrais dans une caverne.
-Théophane : "Je suis au service de Dieu, non des hommes." (…) On ne fait que les répéter. Tout est éternel recommencement ça tourne, ça tourne. (…) Si Jésus revenait, il serait crucifié.
- Andreï Roublev : "Bien sûr, si on ne retient jamais que le mal." (…) Peut-être, faut-il oublier certaines choses "
-Théophane : "Dans ce cas, tais-toi et écoute-moi. (…) "
- Andreï Roublev : "On ne peut faire le bien qu'individuellement."
-Théophane : " Le bien…. Souviens-toi du Nouveau Testament." (…)

A partir d'ici, c'est le début de la dissociation entre : d'une part, la bande-image avec le calvaire du Christ, et, d'autre part la bande-son avec le "calvaire de Roublev" où il est justement question du nouveau testament.


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Les raisons de la dissociation de la séquence

Nous pensons que Tarkovski utilise cette technique afin de ne pas alourdir son film par de longs dialogues. En effet, nous avons dénombré pour la première moitié du film, quatre monologues de plus de deux minutes en moyenne, et sept dialogues de plus de trois minutes en moyenne. Nous constatons qu'il utilise avec parcimonie, pour ne pas dire presque jamais, la valeur traditionnelle du champ/contre-champ, car onze longues interventions parlées, auraient sans doute alourdi le film. L'innovation tarkovskienne est d'inclure des images qui amorcent des figures souvent à l'appui du discours parlé dans ces longues plages spirituelles. Mais à quelques réserves près, car les figures proposées sont une éventualité directive, ils suggèrent mais ils n'affirment pas directement. Il y a en effet chez le réalisateur, une espèce d'indétermination qui est vraisemblablement souhaitée, à l'instar de la citation de Goethe : "Plus l'œuvre d'art est cachée meilleure elle est."

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Une seule surimpression : Comparaison avec Napoléon, d'Abel Gance

L'image filmique n'est pas évocatrice ou cohérente, comme c'est le cas chez Abel Gance, qui ajoute constamment des métaphores élémentaires, grâce à la surimpression. Tarkovski n'utilise cette dernière technique, que pour le dernier plan du film (VIII 389-80). C'est également le cas pour le fondu-enchaîné. Dans Napoléon (1925-1927), Abel Gance superpose l'image de Napoléon avec l'aigle pour exprimer la personnalité de cet homme hors du commun ; ou encore, quand Joséphine de Beauharnais accepte de recevoir chez elle le jeune général en chef, ce dernier lui offre un bouquet de fleurs, et en voulant l'embrasser, Joséphine écrase le bouquet de rose sans que Napoléon ne s'en aperçoive. Ce fait annonce en filigrane la nature de sa relation. C'est un indice d'infidélité. On remarquera aussi la surimpression de l'image de Joséphine sur la surface arrondie d'un globe terrestre, que Napoléon embrasse avec passion : Joséphine devient son monde. Certes, chez Gance, ces techniques témoignent d'un aspect direct, presque illustratif pour rendre les images plus accessibles au public. Il faut tout de même souligner le fait que Gance est un pionnier dans un art naissant, avec un champ ouvert aux expérimentations les plus audacieuses. Un demi-siècle sépare aussi les deux films.

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"L'impression profonde"

Tarkovski n'utilise donc pas la surimpression mais "l'impression profonde". Il traduit le discours des deux peintres en langage visuel métaphorique. Il pose d'abord une impression : le martyr du Christ et l'approfondit ensuite. Il jette ainsi d'autres bases sur lesquelles vont prendre appui d'autres figures, qui amorcent à leur tour des nouvelles structures. C'est, par exemple le plan 100a où le Christ laisse tomber sa cape pour s'allonger sur la croix. Ce plan offre en miroir le plan IV 122-16. Roublev exécute le même geste pour aller rejoindre, vraisemblablement, une bacchante. Ou encore, formellement parlant, le plan 93 : le portement de la croix et l'ascension de la foule sur une colline (Cf. Photogramme – Portement de la croix), opposée à son contraire au plan VI 255-75 qui montre la descente du peuple d'une colline, pendant le sac de Vladimir. (Cf. Photogramme – Foule.)

Photogramme - Portement de la croix.  : Andreï Roublev, Plan 93. Le portement de la croix et l'ascension de la foule sur une colline.
Photogramme - Foule.  : Andreï Roublev, Plan 257. Le peuple résigné, descend une pente. Comparez avec le plan 93, le peuple qui monte la colline, dans la scène de la passion du Christ.

En outre, nous constatons que la figure du Christ a une extension vers la figure de la croix et de l'église. Ces trois figures sont souvent liées. C'est, par exemple, dans Le cuirassé Potemkine (1925) de Serge Eisenstein, le plan en insert de la croix du pope qui est fichée dans le sol dans l'obscurité.[4] (Cf. Photogramme – Croix fichée. )


Photogramme - Croix fichée.  : Le Cuirassé Potemkine. La croix qui se fiche au sol.

Dans ce cas, c'est l'église qui est visée : l'attribut du pope est dans l'ombre. De plus, la croix se fiche à l'envers, la croix est inversée. Les suggestions sont donc doubles : l'ombre et l'inversion. La séquence de la Passion du Christ dans Andreï Roublev a un poids considérable dans la structure du film. De quoi deux peintres religieux peuvent-ils parler, si ce n'est de l'évangile ou de la vie du Christ ? C'est même leurs missions premières : transmettre par la peinture "l'image de l'image divine". Mais ici, le problème est que Roublev veut aussi comprendre le peuple. Les images de la passion qui défilent sont la voie qui conduit aux fruits de l'imagination du peintre. Et quand on parle de peinture, il y a aussi des pinceaux quelque part. Ici, c'est Thomas qui nettoie des pinceaux chargés de matière visqueuse dans la rivière, de la matière en formation.

En résumé, la Passion du Christ s'intercale comme pour le prologue, dans une suite d'ouverture de champ de signifiants. Au fur et à mesure, nous sommes interpellés par des figures variées qui s'écoulent dans le corps du film. Elles apparaissent, tantôt ici, tantôt là, en cours de développement en germination transfigurée.

Comme il se doit, Tarkovski enchaîne, dans le 4ème épisode, la relation de Roublev et du peuple. Dans l'épisode du bouffon, il était face à une petite bande joyeuse, et face au comportement intrigant du bouffon. Dans le 4ème épisode, il va assister au dévergondage d'une foule qui sera indécente à ses yeux. Nous entrons donc, de plain-pied dans des couches ancestrales et primitives des croyances populaires.


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Liens spécifiques du film

Voir : Andreï Roublev


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Notes et références

  1. Comme dans Les fraises sauvages (1957), quand Isak Borg se promène comme un fantôme dans la maison du passé : (…) "Ces images sont arbitraires et impossibles, puisqu'Isak n'y apparaît jamais sous sa forme ancienne. Elle n'en traduisent pas moins la permanence du passé dans le moi psychique du vieillard." Jacques Siclier, Ingmar Bergman, Editions Universitaires, 1960, p. 145.
  2. Gilles Deleuze, L'Image-mouvement, 2ème chapitre, op. cit., pp. 42 sq.
  3. Le premier chiffre correspond aux plans du film depuis le début du film, le second chiffre aux plans du film depuis le début de l'épisode.
  4. Cf. Notre Mémoire de D.E.A. 1994. Cette idée est reprise dans Les Anges du péché de R. Bresson, ainsi (…) "Le crucifix de la chambre se trouve toujours dans l'ombre". M. Estève, op. cit., p. 26. Dans Suzanna de Luis Buñuel : (…) Un éclair, illuminant la grille de la maison de correction, projette une croix sur le sol. Suzanna tente de baiser la croix mais une araignée la fait reculer vers une fenêtre dont les barreaux cèdent." F. Cesarman, op. cit., p. 112.


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Dernière modification le 6 avril 2012, à 11:26