Thèse:Introduction:Approches de la cinémancie
Avant-propos
Ce site est le fruit de la témérité de mon fils qui, avec un grand sérieux, commença à partir de l'été 2007, à coder ma thèse sur le cinéma : "La Cinémancie, Essai sur les fonctions indicielles des objets au cinéma, à partir du cinéma d'Andreï Trakovski." Pris dans son "jeu", j'ai commencé à "découper" la thèse en fonction des mots et des figures majeures. Pour arriver en définitive à un dictionnaire de plus de 200 mots et de 800 pages.
Mais, par manque de temps, le site n'est pas opérationnel à 100%, il le sera dans les temps à venir. J'ai donc le plaisir de vous proposé une partie significative de ce travail.
Je dédie ce site à mon fils, à mon épouse et à mes parents.
Le 19 août 2009.
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I - Approches de la cinémancie I - 1. Les origines de la recherche I - 2. Les origines de la cinémancie
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I - Approches de la cinémancie 1 – Les origines de la recherche
L'origine de la recherche était basée sur un fait que l'on avait l'habitude de négliger, et qui a donné lieu à un mémoire intitulé : "Le lorgnon de Smirnov" ; "Place des Gros Plans d'Objets en Chute dans le Cinéma". [1] C'était une étude d'un point de vue particulier dans un corpus de films représentatifs des grandes écoles esthétiques du Cinéma Mondial (1925-1995). Une réflexion sur les objets en chute que nous appelons ici la "catalogie de l'objet". [2] Il faut préciser qu'il s'agit principalement des objets tombés par inadvertance, sans une intention délibérée de la part d'un protagoniste de provoquer la chute. Car c'est au cinéma et nulle part ailleurs que nous pouvons suivre la "survie de l'objet", sa trace dans le temps, ses éventuelles propriétés révélatrices, son secret. [3]
Nous avons distingué dans l'objet catalogique deux aspects. D'une part, des aspects visibles : point de chute, morphologie, appartenance, finalité, etc. D'autre part, des aspects invisibles. Ceux-ci nous conduisent à des considérations d'ordre pathologique (les méprises et les actes manqués) pour aboutir à des considérations d'ordre anthropologique que sous-tendent des catégories symboliques. Telle fut la substance de cette recherche. Par la suite nous avons approfondi la recherche sur l'objet catalogique, pour constater en définitive que cette singularité n'est qu'une partie (infime) d'une discipline que nous proposons de nommer "la cinémancie" ou "ciné-divination".
Le choix du néologisme, "la cinémancie", est une contraction de cinéma et de mancie. [4] C'est un terme qui traduit un effet courant au cinéma, à savoir une connaissance (ou re-connaissance) par l'image, qui prend la forme d'une représentation visuelle ou auditive, et qui présage une "vue" d'un certain avenir (ou d'un passé). Il est fondé sur la représentation et la cristallisation de plusieurs aspects cinématographiques pertinents dans et autour de ce terme. [5] En outre, il résume en partie la conclusion de notre mémoire sur l'objet catalogique. En effet, dans notre étude, "Le Lorgnon de Smirnov", nous avons mis en avant l'hypothèse du principe de la subite émanation téléologique de l'objet, comme base interprétative d'une direction de réponse d'un objet catalogique. Comme par exemple le lorgnon de Smirnov dans Le Cuirassé Potemkine (1925) de S. Eisenstein [6] ; la boue sur Charles Foster Kane dans Citizen Kane (1941) d'O. Welles [7] ; la bouteille de vin renversée du Curé d'Audincourt dans Le Journal d'un Curé de Campagne (1951) de R. Bresson [8] ; l'arbre qui s'abat sur le frère d'Ivan dans Les Chevaux de Feu (1987) de S. Paradjanov. [9] Nous avons constaté qu'un objet catalogique, (comme l'est d'ailleurs un objet cinémantique) : "est en quelque sorte le "signe annonciateur" d'un climat avant-coureur, à court ou long terme, un "before-shadowing", "une avant-ombre", une espèce d'avertissement, une crainte, une anxiété vague qui traduit l'appréhension du sujet, son inquiétude, son angoisse. Elle vient troubler sa quiétude, ses habitudes. Elle indique "l'état d'esprit du sujet", voire même son état psychomoteur. [10]"
Ainsi, la réponse d'un objet catalogique réside, comme nous allons le voir, dans sa faculté d'annoncer subrepticement un choix, de prévoir une alternative, souvent visible dans le film. Une telle réponse obéit à ce qu'on pourrait appeler "un effet baromètre". [11] Mais parfois, la réponse est directe, elle est immédiate, elle devient à la fois un jeu de dés et son résultat. Nous le voyons, la question est complexe, car d'une part, nous avons affaire à des objets et des thèmes parfois inédits, qui sont parfois ignorés par la critique cinématographique[12] ; d'autre part, la complexité de la question provient de la profusion infinie et multiple des objets dans un film. Or nous pensons qu'il faut éclairer l'ombre caché des objets dans les films, qu'ils ont un rôle important à jouer dans les films et qu'ils offrent également des perspectives épistémologiques. Ainsi, nous serons amenés à traiter la question des rapports et des changements de "l'un dans le tout", ce qui constitue une grande difficulté : comment étudier et traiter "le tout" ? Gilles Deleuze en s'appuyant sur Henri Bergson, précise : (…) "Le tout n'est ni donné ni donnable." [13] Pourquoi ? "Parce qu'il est l'Ouvert, et qu'il lui appartient de changer sans cesse ou de faire surgir quelque chose de nouveau, bref de durer." [14] Par ailleurs, ce problème a été souvent posé dans la peinture, G. Vasari écrit : (…) " On connaît la proportion que le tout entretient avec les parties, et celles des parties entre elles et avec le tout." [15] Or, nous ne connaissons pas dans le cinéma, dans toute sa véritable dimension, la proportion que le tout entretient avec les parties, et inversement la proportion des parties avec le tout. La question se pose et mérite d'être analysé. Nous partirons du constat : "un film est un tout", dans lequel nous ne pouvons plus rien changer ou modifier. Toutefois la question demeure, de quelles façons appréhender le "tout" ? Et surtout comment ?
Par ailleurs, nous venons de dire que c'est à travers l'approfondissement de la recherche sur un objet catalogique que nous avons aboutit à la découverte de "l'objet cinémantique". Cela mérite une explication. En effet, la catalogie de l'objet peut se schématiser selon cette équation : Objet quelconque (1) → Objet catalogique (2) → Réponse catalogique (3)= (A)
En simplifiant, on obtient : 1 → 2 → 3
Or, à fur et à mesure de nos recherches, à la fois filmiques, livresques et extra-cinématographiques, [16]on a souvent rencontré des espèces de réponses catalogiques, sans pour autant trouver en amont des objets catalogiques. On a donc déduit par-là, qu'il est possible de considérer l'équation à rebours, de la façon suivante : 3' → 2' → 1' = (B) 3" → 2" → 1" = (C) 3n → 2n → 1n = (D)
Précisons d'abord, que les termes des équations B, C et D sont identiques à l'équation A. Ensuite, la réversibilité de l'équation est rendue possible grâce au pouvoir inhérent du film de cinéma et de sa copie sur un support vidéo (magnétique ou numérique). Enfin, ce qui peut caractériser une réponse catalogique, en reprenant la formule de Jean Epstein, c'est qu'elle est "photogénique" : (…) "Elle est une valeur de l'ordre de la seconde",[17] J. Epstein précise que la photogénie c'est, (…) "tout ce qui est majorée par la reproduction cinématographique",[18] pour Louis Delluc, géniteur du terme, la photogénie est (…) "cet aspect poétique extrême des êtres et des choses".[19] Ainsi, une réponse cinémantique est un plan cinématographique très bref et extrême, c'est un moment temporel instantané, inscrit spatialement dans un type de cadrage très singulier, c'est souvent un gros plan ou un très gros plan voire un insert. Mais la question qui se pose est celle de savoir si toutes les images photogéniques sont des images cinémantiques ? Cette question nous offre l'occasion de nous introduire dans les origines du cinéma.
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[1] Mémoire de D.E.A. "Histoire, Théories et Pratiques des Arts Visuels", sous la direction de Monsieur Pierre Haffner, Université des Sciences Humaines de Strasbourg, juin 1994. [2] Cata : dans le sens étymologique de chute, du grec kata, par-dessous. [3] En archéologie, on assiste seulement à une émergence ponctuelle et définitive de l'objet. [4] La mancie est un terme grec, "mantiké", qui signifie, mantique, divination, prophétique. Cf. René Allau, article Divination, Encyclopédie Universalis, p. 575. [5] D'un point de vue linguistique, nous constatons, dans notre langage actuel, la présence du mot "mana" dans les racines de mots tels "émaner" qui dérive du latin "emanare", qui signifie "couler de, sortir de", qui donnera "émanation, manifestation de quelque chose, de quelqu'un". Nous trouvons également le lexème "man" dans "émanciper" qui dérive du latin "emancipere", composé de "ex" qui veut dire "hors de et de mancipium" qui signifie "pris en main, propriété, devenir indépendant". Par ailleurs, le mot "Mana" est un terme d'origine mélanésienne, repris aux anthropologues qui en ont fait grand usage, à la fin du XIXème siècle, et au début du XXème siècle. Il est en relation dans la terminologie de C. G. Jung avec le concept d'énergie psychique et de libido. Parlant du langage et de l'utilisation du feu, Jung écrit: […] " tous deux sont des produits de l'énergie psychique, de la libido, ou "Mana", pour employer une notion primitive." (C. G. Jung, Dialectique du Moi et de l'Inconscient, en particulier, chapitre IV, La Personnalité "Mana", la citation est une note qui renvoie à Métamorphoses de l'Ame et ses Symboles, (Éditions Gallimard, p. 233.) Il nous semble que symboliquement, le feu peut traduire, la notion d'un "projet de l'objet catalogique" par le fait d'une subite incandescence et d'une transformation téléologique de la matière accompagnée d'une libération d'énergie. [6] Mémoire D.E.A. Strasbourg 1994, op. cit., pp. 8-15. [7] Op. cit., pp. 16-20. [8] Op. cit., pp. 21-25. [9] Op. cit., pp. 26-30. [10] Op. cit., p. 35. [11] Car en principe, l'indicateur d'un baromètre indique le temps toujours à posteriori. Ainsi quand on dit que l'aiguille du baromètre monte, cela veut dire qu'il va faire beau dans quelques jours, et non pas à l'instant même où nous lisons le relevé de l'aiguille. [12] Sous cette appellation nous désignons les propositions de Christian Metz qui propose quatre façons d'aborder le cinéma : (…) "La critique de cinéma et l'histoire de cinéma" ; "la théorie du cinéma" (Eisenstein, B. Balázs, A. Bazin) et enfin, "la filmologie" (G. Cohen-Séat, E. Morin, J. Mitry) : "c'est le fait cinématographique plus que le cinéma, le fait filmique plus que le film, qui sont ici envisagés." Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma, tome 1, op. cit., p. 92 et 93. [13] Gilles Deleuze, L'Image-Mouvement, Les Éditions de Minuit, Paris, 1983, pp. 19-22. [14] Op. cit., p. 20. [15] G. Vasari, le vite, I, p. 168-169.Cité par Georges Didi-Huberman, Devant l'image, Les Editions de Minuit, Paris, 1990, p. 96. [16] Comme chez Woody Allen, nous ne distinguons pas une différence entre la fiction et la réalité. Nous nous situerons sur ce point fondamental et indispensable, en ce qui nous concerne, plus loin. Si nous l'annonçons d'avance, c'est qu'en "réalité", ce point est essentiel, dans la mesure où il a permit des ouvertures vers d'horizons singuliers. [17] Jean Epstein, Ecrits sur le cinéma, tome 1 : 1921-1947, Editions Cinéma club/Seghers, 1974, p. 93. Cf. également les pages suivantes : pp. 98 ; 100 ; 137-138 ; 150 ; 183 ; "Photogénie de l'impondérable", 238-239 (texte de 1934) et 249-255 (texte de 1935). [18] Citée par Edgar Morin, Le cinéma ou l'homme imaginaire, essai d'anthropologie sociologique, Les Editions de Minuit, 1956, pp. 22-25 et p.41,42. [19] Citée par E. Morin, op. cit., p. 23.
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2 – Les origines de la cinémancie
Les théoriciens du cinématographe (l'ancêtre du cinéma) ont abordé "la cinémancie" sans la citer directement. Car le pouvoir tout puissant du cinématographe passait par la seule représentation de l'image à l'écran. [1] Nous allons développer la question des origines de la cinémancie par quelques caractéristiques formelles ou fondamentales qui traduisent notre pensée. Ce sont souvent des concepts qui conduisent vers la cinémancie.
Ainsi, Edgar Morin écrit : (…) "Fin 1896 (en octobre suppose Sadoul)… Méliès, comme n'importe quel opérateur de chez Lumière, filme la place de l'Opéra. La pellicule se bloque, puis se remet en marche au bout d'une minute. Entre temps, la scène avait changé ; l'omnibus Madeleine-Bastille, traîné par des chevaux, avait fait place à un corbillard… En projetant la bande, Méliès vit soudain un omnibus transformé en corbillard, des hommes changés en femmes. "Le truc à métamorphoses était trouvé". (Méliès, Les vues cinématographiques.)" [2]
Les métamorphoses ou les transformations, [3] comme nous allons le voir, sont à la base du "complexe cinémantique", puisqu'au départ on a un objet quelconque (1), l'omnibus, qui se transforme en corbillard (3). La réponse de l'équation est représentée, en quelque sorte, par le titre du 3ème chapitre du "Cinéma ou l'homme imaginaire" d' Edgar Morin, il s'agit en fait, de la "métamorphose du cinématographe en cinéma." [4] Nous remarquons que "la réponse" sort du cadre propre au film, elle déborde dans la vie. En effet, Béla Balázs précise : (…) "L'appareil de prise de vues des frères Lumière était achevé en mars 1895. Pourtant ce n'est que dix ou douze ans plus tard que les nouveaux moyens d'expression du cinéma ont vu le jour en Amérique." [5] Cependant l'affaire se complique un peu plus, car comme le démontre E. Morin, la métamorphose, l'analogie et le double, sont à la base du complexe des phénomènes magiques, qui est à son tour commandé par le complexe de projection-identification-transfert. [6] Nous développerons ces concepts ultérieurement, à l'appui d'exemples. Toutefois, nous voulons formuler quelques remarques. D'abord, l'enchevêtrement des concepts nous conduisent à un débordement nécessaire vers d'autres corps disciplinaires : anthropologie, sociologie, psychologie, phénoménologie, tout en accordant une priorité absolue à l'image et au son dans le film. Ainsi, l'exemple de l'omnibus-corbillard met l'accent ici, d'une part sur le fait que les "images cinémantiques" sont toujours visuelles (ou auditives) ; d'autre part, les "images cinémantiques" sont toujours inscrites dans le mouvement. [7] Enfin, "le truc" de Méliès est un terme qui signifie, comme l'indique Claude Levi-Strauss, "le mana".[8] Ainsi, la cinémancie est un "truc" qui se passe à l'écran (parfois, comme nous allons le voir, avant de passer à l'écran), qu'il s'agira pour notre part de déterminer.
C'est à partir de ces constats majeurs : la cinémancie est à l'intersection d'autres disciplines, que la présente thèse n'est qu'un "essai", un point de départ, car comme le suggère Béla Balázs : (…) "La théorie n'est pas grise. Elle sert de carte au voyageur de l'art en lui montrant toutes les routes et toutes les possibilités. Elle lui donne le courage d'entreprendre les voyages de Christophe Colomb." [9]Ainsi, nos remarques vont nous conduire, par exemple, à des notions de psychanalyse pertinentes à nos propos.
Dans L'inquiétante étrangeté, ou Sigmund Freud analyse le Moïse de Michel-Ange, il fut vivement séduit par le procédé d'un amateur d'art italien, Morelli, qui consistait de détourner le regard de l'impression d'ensemble ou des grands traits d'un tableau et à mettre en relief : (…) "L'importance caractéristique de détails secondaires, … ongles des mains, des lobes des oreilles, …" Freud conclut : "Je crois que son procédé est étroitement apparenté à la technique de la psychanalyse médicale. Celle-ci aussi est habituée à deviner des choses secrètes et cachées à partir de traits sous-estimés ou dont on ne tient pas compte, à partir du rebut - du "refuse"[10] - de l'observation." [11] D'autre part, B. Balázs admet que (…) "la psychanalyse a été une bonne étude préparatoire à la représentation filmique des représentations intérieures." [12] Par ailleurs, Roger Dadoun écrit : (…) "Il est frappant de voir à quel point psychanalyse et cinéma parlent un langage voisin sinon commun, arpentent et creusent les mêmes terrains, la psychanalyse par le mot et la mise en concept, le cinéma par l'image et la mise en scène." [13] Plus loin, il fait remarquer que c'est en 1895, qu'on voit apparaître le premier livre de Freud, Etudes sur l'Hystérie et la première projection du cinématographe Lumière, qui a lieu le 28 décembre de la même année. Il conclut : (…) "Un tel phénomène culturel de naissance jumelle offre plus qu'une anecdotique coïncidence, il se révèle comme le fruit de recherches caractérisées par un parallélisme frappant." [14]
Or, la cinémancie ressemble au procédé de Morelli, sauf que l'importance des détails est mise en rapport avec l'ensemble de l'œuvre. Ainsi, trois grandes caractéristiques vont nous intéresser. D'abord, il s'agit de la question des détails, à ce propos, B. Balázs écrit : (…) "que nous pouvons observer de près… en quelque sorte, les atomes de la vie (qui nous révèle ici ses secrets les plus intimes, les plus cachés), mais encore, que cette intimité du détail et sa valeur d'ambiance sont préservées d'une manière bien différente qu'au théâtre ou dans une peinture…"[15] La seconde caractéristique concerne le mécanisme du "transfert", "qui fait le patient projeter et fixer sur la personne de l'analyste des figures, émotions, sentiments, "imagos" qui encombrent, obèrent, bloquent ou enrayent le "vécu de l'individu".[16]Enfin, la troisième caractéristique s'intéresse à "l'aliénation", "précisément fondé sur l'exceptionnelle aptitude au cinéma à pénétrer dans la constitution psychique du sujet, à violer et voler "pensées et sentiments", à les remplacer par d'autres choisis et imposés par des pouvoirs extérieurs, rendant ainsi l'individu "étranger" à lui-même." [17]
Du reste, les métamorphoses avec son cortège de complexe nous conduisent selon toute logique au concept de destin, qu'on peut formuler selon les termes de Catherine Clément : (…)"Enchaînements des causes et des effets conduisant à la mort".[18] Et c'est peut-être dans ce passage que la cinémancie peut paraître pertinente et porteuse de champs épistémologiques inexplorés. Béla Balázs écrit à juste titre et avec une étonnante clairvoyance : (…) "Les crises décisives du destin sont localisées avec précision dans le tressaillement d'un sourcil ou dans le mouvement égaré d'une main. Dans le premier, le moindre germe de l'événement." [19] Le tressaillement d'un sourcil ou le mouvement égaré d'une main sont de l'ordre d'une fraction de seconde, un instant négligeable en soi, mais porteur de riches informations. Tous nos efforts sont tendus dans l'objectif de mettre à jour, les mécanismes ou les systèmes mis en jeu dans ce type de plan. Par ailleurs, B. Balázs écrit plus loin : (…) "Les gens passent et repassent les uns à côté des autres sans soupçonner qu'ils sont l'un pour l'autre et la cause et le destin." [20] En ce qui nous concerne, cette citation est lourde de conséquence. Elle établit des liens d'occurrences invisibles entre les gens. Elle accorde une valeur relative aux relations humaines. Elle ajoute également, pour notre part, une valeur aux objets que les hommes manipulent. Le film Nostalghia d'Andreï Tarkovski, est un bel exemple qui illustre cette citation.
Mais à cela, il faut ajouter une autre conséquence non moins importante. Si chaque homme est cause et destin, et si le mouvement cinématographique permet d'analyser ce rapport, [21] cela signifie que tout film est en quelque sorte "cinémantique". Tout d'abord, parce qu'en général le premier plan d'un film annonce un second plan, et le second plan annonce un troisième et ainsi de suite. Nous pouvons également dire que la situation du début d'un film annonce une situation de la fin du film. [22] Etant donné que le principe fondateur d'une "réponse cinémantique"- c'est un plan spécifique du film qui illustre la destinée d'un personnage du film - réside essentiellement autour de la thématique de l'annonciation au sens général du terme. C'est une représentation visuelle (ou auditive) qui montre un état singulier d'une situation donnée, elle présage cette situation, elle le configure. Chaque plan d'un film est déterminant dans la construction diégétique d'un événement. C'est cet argument fort qui nous a conduit à considérer les films d'Andreï Tarkovski plan par plan. Il est à la base de la construction formelle de la thèse. Cependant, cela ne nous a pas empêché de considérer individuellement des plans spécifiques d'autres films, d'autres réalisateurs. En gardant toutefois, en notre esprit, le principe d'une analyse "plan par plan" d'un film. Quelles seront les axes de développement de la thèse ? Quelle est la méthode mise en œuvre pour établir et clarifier ces rapports ? De quelle façon nous allons appréhender l'ensemble de nos problématiques ? C'est ce que nous allons voir dans les parties suivantes.
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[1] Jean Epstein, par exemple, exprime avec une grande lucidité cet aspect grandiloquent du cinématographe : (…) "Le cinématographe permet des observations assez précises du phénomène (vitesse de la pensée), et surtout en permettra plus tard…" (Op. cit., p. 109.) "Une réalité nouvelle se découvre, réalité de fête, qui est fausse pour la réalité des jours ouvrables…" (p. 141.) "L'avenir éclate parmi les souvenirs…" (p. 181.) "Nous voyons par le cinématographe ce qui échappe à l'œil." (p. 228) "Le mouvement, cet aspect intime du mystère des vies, échappe à toute autre description que cinématographique" (p.229.) "Un des caractères essentiels du cinématographe est de préparer pour nous certaines synthèses, de reconstituer une continuité d'une ampleur et d'une élasticité dans l'espace-temps, dont notre physiologie est incapable." (p. 252.) [2] Op. cit., p. 62. [3] Cf. G. Deleuze, tome 2, op. cit., p. 161 ; par ailleurs, Robert Bresson précise, (…) "Il faut à un certain moment, qu'il y ait transformation, sinon il n'y a pas d'art. Il faut arriver à ce que les images parlent un langage particulier." (Arts, 17. 6. 1959.) Citée par Michel Estève, Robert Bresson, Editions Seghers, Paris, 1974, p. 115. [4] Op. cit., pp. 55-90. Plus précisément, Edgar Morin distingue la métamorphose manifeste (film fantastique) et la métamorphose latente (film réaliste). [5] Béla Balázs, Le cinéma, nature et évolution d'un art nouveau, traduit de l'allemand par Jacques Chavy, Editions Payot, Paris, 1979, p. 14. [6] Op. cit., p. 93. Cf. également p. 90 ; pp. 109-112. Rappelons d'autre part, que pour Béla Balázs, l'identification est : (…) "la chose la plus importante – le nouvel effet psychologique obtenu par le cinéma grâce aux procédés techniques." (Op. cit., pp. 40 et 41.) Jean Mitry, Esthétique et psychologie du cinéma, Editions Universitaires, Paris, 1963, tome 1, §. 32. "Participation et identification", pp. 180-270 ; 351. Tome 2, p. 57. Fernando Cesarman, Luis Buñuel, traduit de l'espagnol par Annie Morvan, Editions du Dauphin, Paris, 1982, p. 96. [7][…] "Tout le matériel et l'immatériel n'est fondamentalement que mouvement." Jean Epstein, (Op. cit., p. 387, cf. également, p. 229.) ; "La projection du mouvement restitue aux êtres et aux choses leur mobilité physique et biologique. "Mais, du même coup, elle apporte beaucoup plus." (souligné par E. Morin, op. cit., p. 122.) ; J. Mitry, tome 1, op. cit., pp. 199 ; 271 ; 352 ; 377 ; 395. Tome 2, op. cit., p. 387. G. Deleuze, tome 1, op. cit., pp. 9 et 18. [8] Cité par E. Morin, op. cit., p. 134. [9] Béla Balázs, L'esprit du cinéma, op. cit., p. 121. Egalement dans, Le cinéma, nature et évolution, op. cit., p. 11. [10] C'est S. Freud qui souligne. [11] Sigmund Freud, L'inquiétante étrangeté et autres essais, traduit de l'allemand par Bertrand Féron, Editions Gallimard, Paris, (1924, dans la suite de notre texte, la première date, entre parenthèses correspond à la première édition), 1994, p. 103. [12] Béla Balázs, L'esprit du cinéma, op. cit., p. 161. La réflexion de Balázs concerne le film de G.W. Pabst, Les mystères d'une âme. [13] Roger Dadoun, Cinéma, psychanalyse et politique, Editions Séguier, Paris, 2000, p. 13. [14] Op. cit., p. 23. [15] B. Balázs, Le cinéma, nature et évolution", op. cit., p. 23. Par ailleurs, B. Balázs nous prévient : (…) "Plus les morceaux de détails des films sont riches, plus l'ensemble devient banal." L'esprit du cinéma, op. cit., p. 142. Cf. également, Jean Epstein, Tome 1, "Réalisation de détail" op. cit., pp. 105-111 et p. 146. J. Mitry, tome 1, op. cit., p. 207 ; (…) "certains détails en les considérant d'une façon plus profonde, (…) jouent peut-être un rôle décisif, il n'est pas interdit de les charger d'un sens qui ne le doit qu'à la vision personnelle de l'auteur, à ce qu'il découvre en eux de signification "possible", p. 351 ; (…) "La mise en valeur du détail est toujours le résultat d'une vision personnelle (de l'auteur)." p. 359 ; (…) "Le particulier, le détail, implique toujours l'intensité." pp. 361 ; 379. Tome 2, op; cit., pp. 50 et 306. Gaston Bachelard, (…) "Le rôle du détail créateur dans la rêverie." L'Eau et les rêves, Essai sur l'imagination de la matière, Editions Librairie José Corti, 1942, p. 99. Jorn Donner écrit à propos de La nuit des forains (1953) d'Ingmar Bergman (…) "Jamais il (Bergman) n'a poussé si loin l'observation naturaliste des détails." Ingmar Bergman, Editions Seghers, Paris, 1970, p. 48. [16] Roger Dadoun, op. cit., p. 11. Cf. également, E. Morin, op. cit., p. 77, "transferts réciproques incessants entre l'homme microcosme et la macrocosme" ; p. 93. Christian Metz, op. cit., p.21. Jean Mitry, op. cit.,pp. 182-192. J. Donner, Transfert de personnalité chez Bergman, op. cit., p. 132. [17] Roger Dadoun, op. cit., p. 31, voir également p. 105 et 176. Vois par ailleurs, chez E. Morin, op. cit., "la projection ou l'aliénation, "entfremdung", p. 32 ; "L'aliénation totale de l'être humain en son double", p. 38 ; "Une force aliénante tend à prolonger et extérioriser le phénomène d'âme en phénomène animiste", p. 74 ; p. 92 ; "Tout commence, toujours, par l'aliénation", p. 94 ; p. 95. J. Mitry, tome 1, op. cit., p. 13. F. Cesarman, op. cit., pp. 42 ; 44 ; 106. J. Donner, (…) "Aliénation qui peut être liée à de très concrètes expériences de déshumanisation et de mécanisation dans notre culture." pp. 102 ; 121 ; 141. Iouri Lotman, Esthétique et sémiotique du cinéma, traduit du russe par Sabine Breuillard, Editions sociales, Paris, 1977, p. 10. [18] Encyclopédie Universalis, article Destin, p. 279. [19] B. Balázs, L'esprit du cinéma, op. cit., pp. 141 et 143. [20] Op. cit., p. 189, voir aussi, p. 194 et 196. Sur le destin, cf. G. Deleuze, tome 2, (…) "C'est le destin qui déborde le déterminisme et la causalité, c'est lui qui trace une surlinéarité." Op. cit., p. 67. M. Estève, (…) "La caméra fouille l'âme et le cœur des êtres humains aux prises avec leur destin." p. 91 ; (…) "Mais l'homme que traque Bresson avec sa caméra joue son véritable destin à chaque instant de sa vie." p. 97 ; (…) "A chaque instant, même à chaque plan suffit son destin, notait A. Bazin (Cahiers du cinéma, N° 3.)" Op. cit., p. 98. Cf. également sur Internet : Le destin, un reste de la psychanalyse, de maurizio balsamo, http://www.cam.org/~rsmq/filigrane/archives/balsamo.htm ; Le concept de destin chez Carl Gustav Jung, de Yanick Farmer, http://www.ulaval.ca/fes/sout.doc/1999-12.html [21] Jean Epstein écrit à juste titre : (…) "Dès maintenant, le cinématographe permet, comme aucun autre moyen de penser, des victoires sur cette réalité secrète où toutes les apparences ont leurs racines non encore vues." Photogénie de l'impondérable (1935). Op. cit., p. 249. [22] Gilles Deleuze disait : (…) "D'une situation de départ (S) en passant par une action (A) on arrive à une situation transformée (S') : S-A-S'." L'image-mouvement, op. cit., p. 197 sq.