Cloche

De Cinémancie
Révision de 19 décembre 2013 à 16:51 par Dimitri Dimitriadès (discussion | contributions) (Autres titres de films)

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Andreï Roublev, plan 357.  Après avoir complètement enlevé le moule d'argile, Boris s'assied près de la cloche.
Andreï Roublev, plan 357. Après avoir complètement enlevé le moule d'argile, Boris s'assied près de la cloche.

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Mode d'emploi de la figure (mot) et abréviations


Titre Titre original Réalisation Scénario Année Pays Durée
Andreï Roublev Andreï Rublyov Tarkovski Andreï Tarkovski A.
Konchalovsky A.
1969 URSS 215
Drakkars (Les)
§. L'affrontement des Vikings et des Maures pour la conquête d'une légendaire cloche en or “La mères de toutes les voix”.
Long Ships (The) Cardiff Jack Cross Beverley, Mather Berkely, d'après la saga de Bengtsson Franc Gunnar, Röde Orm (Orm le Rouge) 1964 Angleterre, Yougoslavie 126
Narcisse Noir (Le) Black Narcisses Powell Michael, Pressburger Emeric Powell Michael, Pressburger Emeric, d'après le roman éponyme de Godden Rumer 1947 Angleterre 100


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Photogrammes extraits des films - Analyse et liens spécifiques des films

Andreï Roublev, d’Andreï Tarkovski

La Cloche, VIIIème épisode du film

Le drap plié en cloche

Andreï Roublev, plan 319. Boris qui tombe en déformant le drap tendu en une forme de cloche.
Andreï Roublev, plan 319. Boris qui tombe en déformant le drap tendu en une forme de cloche.

L’épisode commence par une grande subtilité de la part de Tarkovski, en introduisant à la fois le fondeur de cloche, Boris, et l’objet qu’il sera censé de fabriquer, une cloche.


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Le tracé de la cloche

Plan 320-9 [1]: 2h 26' 36" : Boris est en compagnie "d'ouvriers fondeurs", et de jeunes apprentis, qui se trouvent sur un talus :

Plan 321-10 : 2h 27' 07" : - Boris : "Bon, on va creuser ici. Vas-y fais le tracé."

Plan 322-11 : 2h 27' 30" : Boris, très sûr de lui, enfonce un piquet au milieu du talus. Il trace un cercle au sol. Premier obstacle : les fondeurs refusent de creuser le trou. Boris insiste : "Mon père m'a dit que les fondeurs doivent creuser le trou eux même." Les fondeurs refusent toujours.

Plan 323-12 : 2h 28' 12" : Boris commence à creuser aidé des jeunes apprentis. Il bute contre une racine d'arbre. Il commence à dégager la racine sur toute sa longueur, elle se prolonge jusqu'au tronc de l'arbre.

Plan 324-13 : 2h 28' 54" : Panoramique de bas en haut, le long du tronc d'arbre vers le ciel.

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Des aspects techniques élémentaires de la fonte d'une cloche

Pour la pleine compréhension de la fonte d'une cloche, nous devons parler de quelques aspects techniques élémentaires : (…)"la fonte d'une cloche comprend trois opérations successives : le tracé, le moulage, la coulée dans le moule du métal en fusion. (Généralement du bronze : 18 à 22 % d'étain et 78 à 82 % de cuivre.) Le tracé consiste à déterminer la forme et les proportions de la cloche. Le moulage s'exécute dans la fosse même où doit avoir lieu la coulée. Il consiste dans l'établissement du moule (a.) et de la "fausse cloche" ou noyau (b.) séparés l'un de l'autre par une certaine épaisseur de terre (c.) Le moule étant achevé, on le sèche au moyen d'un feu allumé sous le noyau ; les diverses pièces constituant le moule." [2] (Cf. Schéma - Cloche )

Schéma - Cloche  : La fonte d'une cloche : a. moule ; b. fausse cloche ; c. couche tampon.


Cette note technique, nous introduit en fait dans un aspect majeur du registre de la création et de la détermination, dans la prépondérance d'une activité technique, comme si les détails des procédés techniques étaient au cœur de la dynamique de la création. D'autre part, la note technique démontre la difficulté de la tâche, particulièrement le dosage du métal, et comme nous allons le voir bientôt, le choix de l'argile qui sera dans le film un facteur déterminant. Il est par ailleurs significatif de signaler, qu'avec Efim et Roublev lui-même, nous n'avons pas eu droit au détail de leurs inventions, mais seulement aux dernières minutes d'Efim, et à quelques rares secondes (privilégiées) de Roublev à l'œuvre, avec la petite icône d'un saint terrassant un dragon (plan 161). En fait, la question qui se pose est celle de savoir pourquoi Tarkovski choisit de montrer les détails techniques relativement gigantesque de la fonte d'une cloche ? Est-ce pour le symbolisme résonnant de la cloche ? Ou bien pour l'action collective de tout un peuple ? Et quelle est la place véritable de Roublev avec le jeune prodige, Boris ? Car on peut dire que Roublev assiste tous les jours à une réalisation du mythe de l'anti-Sisyphe, si l'on ose dire.


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Il semble précisément que les aspects techniques que nous venons de citer, et que nous allons voir en détail, lancent des ponts qui vont relier des îlots sémantiques entre eux. Ils ont comme but, de saisir, en quelque sorte, le thème de la création de l'intérieur, une espèce "d'embryologie de la création" ou sa "morphogenèse alchimique". Une fois encore, les figures et les objets du réalisateur ont une attirance mystique vers le bas, vers la terre. Ils sont comme absorbés, aspirés. Tout commence par l'acte fécondant de Boris qui enfonce un piquet au milieu du talus (plan 322). Ce piquet devient l'axe du monde, et tout va se dérouler autour de cet axe, pour aboutir, à la fin du film, à un poteau autour duquel va s'accomplir le miracle : Roublev parlera de nouveau. Autour de ce piquet, Boris va tracer un cercle, image de la perfection : c'est le geste mythique de la première habitation de l'homme, car l'habitation primitive était ronde. [3]

Le cercle évoque aussi la figure du cycle accompli. (…) "Le cercle est le deuxième symbole fondamental avec le centre, la croix et le carré. Le cercle est d'abord un point étendu ; il participe de sa perfection. (…) Le mouvement circulaire est parfait, immuable, sans commencement ni fin, ni variations ; ce qui l'habilite à symboliser le temps. Le temps se définit comme une succession continue et invariable d'instants tous identiques les uns aux autres. (…) Le cercle symbolisera aussi "le ciel", au mouvement circulaire et inaltérable." [4] Le cercle est une figure universelle, que l'on retrouve de la Grèce antique au bouddhisme zen, chez les Babyloniens, chez les Indiens d'Amérique, etc. Et, entre autres, dans le monde celtique, (…) "le cercle avait une fonction magique, en tant que forme enveloppante, tel un circuit fermé, le cercle est protecteur. (Fonction que l'on retrouve dans l'anneau, le bracelet, le collier, la ceinture ou la couronne.)" [5] Ainsi, le symbolisme du cercle est double, à la fois magique et céleste. A partir du tracé du cercle, nous n'allons plus nous en détacher. Trois représentations vont l'illustrer successivement : d'abord, le plan 323, avec le tracé au sol, ensuite au plan 324 avec le mouvement circulaire de la caméra avec la vue de l'arbre majestueux comme tangente au cercle, et à la fin du mouvement, une vue de l’arbre en contre plongée qui annonce le plan 325, qui est à la fois un plan de transition et une ellipse.

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Le clédon de l’argile : Destin et destination

Voir : Argile

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Le moulage de la cloche. La rencontre d’Andreï Roublev et de Boris

Roublev connaît l'existence de Boris, mais ce dernier ignore tout de Roublev. Sans transition :

Plan 330-19 : 2h 33' 02 " : Retour au chantier de la cloche, nous devrions plutôt dire à la future forge qui est en train de se mettre en place. Dans une grande agitation et parmi de nombreux ouvriers, Roublev circule dans le chantier derrière Boris. Ils se heurtent. Boris lui dit : "va-t'en, tu vas te faire amocher." Voilà un autre clédon intéressant. [6] Ces paroles ne sont pas uniquement une mise en garde contre les dangers liés à la présence du gigantesque chantier, elles sont plus que cela, elles constituent une mise en garde, par rapport à la rencontre de Roublev et du Bouffon. En effet, ce dernier croyait fermement que c'est Roublev qui l’a trahi auprès des cavaliers. Effectivement Roublev allait se faire amocher par une hache tenue par le bouffon. Il sera sauvé in extremis par Kyril, l'auteur de la trahison. Roublev écoutant Boris d'une oreille, continua à l'observer.

Plan 332-21 : 2h 36' 20 " : Boris fait battre un apprenti qui ne voulait pas travailler. Il remarque Roublev une seconde fois et il lui dit : "Qu'est-ce que tu regardes ?" Roublev silencieux, reste sur place, il a pitié de lui.

Plan 334-23 : 2h 36' 45 " : Nous avons vu l'hésitation d'Efim, du prince. A présent, nous allons voir l'hésitation de Roublev. Elle se traduit par une suite de comportement corporel :

  • 1. Il est de face, il regarde Boris ;
  • 2. Il tourne de trois-quarts dos à droite quelques secondes ;
  • 3. Il est à présent de dos ;
  • 4. Il continue de tourner à gauche ;
  • 5. Il est de nouveau de face. Il avance à gauche, il regarde en contre-champ un arbre.

En fait, il fait un tour complet sur lui-même, mais il décompose et ralentit par endroit le mouvement circulaire. De plus, il faut distinguer deux mouvements : le mouvement de la tête et celle du corps. Ainsi, quand au deuxième moment, il tourne de trois-quarts à droite, son corps effectue le déplacement, mais la tête reste encore droite, elle est braquée sur Boris. En revanche, au quatrième moment, le corps n'a pas encore esquissé le mouvement de sorte qu'il est de nouveau face à nous. La tête elle, est presque de face. A cela, il faut ajouter un jeu d'opposition entre le visage de face et le visage coiffé, car il porte constamment sa coiffe de moine. C'est un thème récurrent chez le réalisateur, "une personne qui n'est personne", comme nous l'avons vu dans Le Miroir. Dans ce troisième cas de figure de l'hésitation, l'image-réponse est un insert :

Plan 335-24 : 2h 37' 08 " : une courte projection d'une image du passé : en perspective l'arbre que nous avons déjà vu au plan 176. Qu'est-ce à dire ? Pourquoi tout à coup cette image représentant un arbre surgit-elle du passé ? Pourquoi celui-ci particulièrement ? Puisque nous en avons vu tant d'autres ? On se rappelle que la dernière fois où nous avons vu cet arbre, c’est au moment de la rencontre de Roublev et de la sourde-muette. Il est en pleine crise. Il jette son regard par une fenêtre pour avoir l’arbre en contre champ. Est-ce une réminiscence de cette crise passée ? Ou alors l'arbre témoigne-t-il d'une nouvelle régénérescence ?


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La cuisson de la cloche

Plan337-26 : 2h 37' 56" : Le début de la cuisson coïncide avec le réveil de Boris. Les ouvriers commencent la cuisson. Cadrage sur Boris et à l'arrière plan :

Plan 338-27 : 2h 38' 36" : Un feu gigantesque qui embrasse le ciel. L'image propose le réveil du feu de la jeunesse, signe d'une grande détermination. [7]

Plan 341-30 : 2h 39' 48" : Le Grand Prince arrive sur son cheval. Boris le regarde. Entre temps s'intercale la séquence du bouffon qui s'en prend à Roublev :

Plans 342/346 – 31/35 : 2h 39' 48" / 41' 06" : Il a fallu l'intervention de Kyril pour calmer le bouffon. Ce qui est encore pertinent dans cette séquence, outre l'inversion de Kyril, c'est la présence du cheval noir confondu dans la foule. Encore une transformation métaphorique de la figure du cheval noir qui ne nous a pas quittée depuis le début du film. La diversité des propositions du cheval noir, avec toutes ses variétés transformées, nous indique bien son caractère multiple. Ici, il s'intègre à la foule, il est parmi la foule, comme s'il représentait la foule, comme s'il était la foule. Sa présence après tous les moments tragiques que Roublev a traversé, annonce, en quelque sorte, sa prochaine guérison. Entre temps Boris suit avec détermination les étapes de la fonte de la cloche. Après le moulage, la fonte :

Plan 348-37 : 2h 42' 38" : Plan général de la fonderie. On fait couler le bronze.

Photogramme - Cloche 1 : Andreï Roublev, Plan 350.  La forge qui propose l'image "des yeux de la création."
Photogramme - Cloche 1 : Andreï Roublev, Plan 350. La forge qui propose l'image "des yeux de la création."

Plan 350-39 : 2h 44' 06" : Le plan propose l'image "des yeux de la création". Boris devient en quelque sorte une incarnation d'Héphaïstos, le dieu forgeron. (Cf. Photogramme – Cloche 1)

Plan 353-42 : 2h 46' 00" : Boris tâte le moule. On commence à casser le moule.

Plan 354-43 : 2h 47' 16" : Roublev continue obstinément d'observer Boris, comme si en délivrant la cloche de sa gangue d'argile, on délivrait par la même occasion la gangue mystérieuse qui emprisonnait Roublev. [8]

Plan 355-44 : 2h 47' 21" : Boris muni d'un piquet, commence à son tour à casser le moule. De grands morceaux d'argile commencent à se détacher, laissant apparaître par endroit la surface lisse de la cloche.

Plan 357-46 : 2h 48' 10" : La cloche est complètement délivrée du moule d'argile. Boris pose sa tête contre elle, il médite. (Cf. Photogramme – Cloche 2)


Changement de plan : trois plans en insert se succèdent :

  • Insert 1 : plan 358-47 : 2h 48' 54" : Plan rapproché d'un arbre imposant avec des chaudrons métalliques en feu suspendus à ses branches.
  • Insert 2 : plan 359-48 : 2h 49' 06" : Le plan 314-3, celui du filet de sang.
  • Insert 3 : plan 360-49 : 2h 49' 17" : Le plan 319, celui du drap plié en cloche.

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Le repentir de Kyril

C'est une séquence qui représente la seconde rencontre entre Kyril et de Roublev. C'est une espèce de plaidoirie des remords de Kyril : "la jalousie me rongeait." Ce qui est pertinent dans cette séquence, c'est que Roublev brûlait des habits. On en ignore la cause. S'agit-il d'habits infectés par la peste ? Quoi qu'il en soit, l'image propose une seconde représentation de Roublev avec des tenailles, autour d'un feu ; les plans peuvent proposer l'idée qu'il brûle ses propres habits, comme s'il brûlait sa première peau, comme l'annonciation de la prochaine mutation du peintre. A cet égard, il y a plus encore. Les habits brûlés par Roublev présentent un cas intéressant de stolisomancie, qui est, de plus, associé au feu. La séquence est aussi située après celle de la cuisson de la cloche. D'un point de vue de la composition filmique, cette dernière vient comme pour ainsi dire, achever la séquence de la cuisson : elle est même inscrite dans son for intérieur. En effet dans les deux séquences il y a des points communs, outre le feu : Boris enlève avec un piquet le moule d'argile cuit, pour découvrir la surface lisse de la cloche. Dans cette séquence Roublev brûle avec des tenailles des habits. Les outils des deux protagonistes sont scellés par le pacte du feu : pour le premier le piquet est destiné à percer, à découvrir, à pourfendre le feu ; pour le second les tenailles sont destinées à saisir, à emporter. Les outils deviennent en quelque sorte le prolongement psychologique des deux personnages. Notons aussi une caractéristique matérielle, le piquet est simple, les tenailles sont doubles. Soulignons aussi que les trois plans en insert qui viennent s'intercaler entre les deux séquences font également une allusion au feu, grâce au plan de l'arbre aux chaudrons de feu. Ainsi ces trois courts inserts, acquièrent et contribuent à donner un poids et une signification de plus. Remarquons enfin que dans les deux séquences, le résidu du moulage et celui des vêtements se rejoignent dans les structures propres de la matière: en terre pour la première séquence, en cendre pour la seconde séquence.

Il reste les remords de Kyril, qui dénotent d'une part, le poids du temps. Kyril tenait à se justifier presque 23 ans après son acte vil (par rapport au bouffon). D'autre part, ils suggèrent par comparaison le poids de l'anéantissement moral de Roublev. C'est dans cette séquence que Kyril, comme s'il était la voie de la conscience de Roublev, dit : "c'est un péché de ne plus peindre." Cependant ce dernier attend encore, il attend la résonance salvatrice d'une cloche qui a été faite presque par enchantement, par un jeune homme sans expériences et sans remords.


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L’élévation de la cloche
Photogramme - Cloche 3 : Andreï Roublev, Plan 367.  Des robustes paysans alignés en rangs, tirent grâce à des cordes, le poids imposant de la cloche.
Photogramme - Cloche 3 : Andreï Roublev, Plan 367. Des robustes paysans alignés en rangs, tirent grâce à des cordes, le poids imposant de la cloche.

Plan 367-56 : 2h 52' 49" : Plan général du chantier de la cloche. Des robustes paysans alignés en rangs, tirent grâce à des cordes, le poids imposant de la cloche. Tout le village commence à se réunir pour l'ultime acte d'élévation. (Cf. Photogramme – Cloche 3)


Plan 371-60 : 2h 56' 15" : Le Grand Prince arrive, il est accompagné de sa cour et de deux hôtes italiens qui ne cessent de parler dans leur langue ; cela propose une évocation de la Renaissance. A partir de là se succèdent plusieurs plans : la cour du Grand Prince, la foule qui fait monter la cloche, un évêque qui commence à lire la messe, des fondeurs qui commencent à bercer la pendule de la cloche. Nous arrivons à un plan pertinent :

Plan 384-73 : 3h 02' 04" : La foule continue à bercer la pendule de la cloche. Boris est assis, on commence à sonner la cloche. Après les longs coups de bélier sur la porte de l'église, nous entendrons longtemps d'une part le dialogue incessant des deux Italiens, et d'autre part le son du balancement du battant de la cloche, avant qu'elle émette un son intense, clair et présent, qui remplira tout l'espace.

Plan 385-74 : 3h 02' 11" : Une grande partie des gens du village est réunie autour de la cloche. Ces gens sont debout, sans bouger, ils retiennent leur souffle et attendent avec impatience le son limpide de la cloche. Nous distinguons en avant-plan une petite fille accompagnée d'une dame vêtue en blanc, qui tient les harnais d'un cheval noir bien docile. Ils passent en souriant en direction de Boris. Et enfin, la cloche sonne, la foule crie un hourrah de joie.

Plan 386-75 : 3h 02' 44" : Plan sur Boris, visiblement très épuisé.

Plan 387-76 : 3h 03' 13" : Plan général sur une roue qui était destinée à enrouler les cordes de tension de la cloche. Elle rappelle aussi la roue de torture du bourgmestre : d'un instrument de torture, l'outil devient l'instrument d'une réconciliation populaire, dans l'acte unique d'élévation d'une magnifique cloche. Celui-ci n'est pas un acte banal : en général pour un homme c'est une fois dans toute sa vie qu'on participe à un acte si singulier, et si religieux. Cette particularité suggère l'acte unique et singulier d'une peinture. Ainsi, l'élévation de la cloche participe pleinement à la séquence finale de l'élévation de la peinture de Roublev, peinture qui va tirer finalement toute sa substance de la tension de tout un peuple dans cet acte unique, les représentants tirant les cordes pour élever la cloche. Le VIIIème épisode, dans son ensemble, est un épisode pleinement métaphorique, qui représente indirectement, mais d'une manière résonnante "la voix puissante" de la peinture d'Andreï Roublev. [9]

Plan 388-77 : 3h 03' 45" : Le Grand Prince et toute sa cour s'en vont.

Plan 389-78 : 3h 04' 07" : Roublev va rejoindre Boris adossé à un poteau, et qui pleure. Au comble de son désespoir il dit à Roublev : "Mon père, ce vieux brigand, ne m'a jamais transmis le secret. Il est mort sans me le confier. Il l'a emporté dans la tombe, ce pingre." Tout à coup, après quinze ans de silence Roublev parle : "Tu vois, tu as quand même réussi. On va continuer ensemble. Toi à fondre des cloches, moi à peindre. Allons ensemble à la Trinité, ça suffit, calme-toi."

Plan 390-79 : 3h 05' 30" : La jeune fille au cheval noir et la dame en blanc passent au loin, toujours souriantes.

Plan 391-80 : 3h 05' 53" : Retour sur Roublev et Boris.

Plan 392-81 : 3h 06' 31" : Panoramique sur le sol, sur des braises chaudes, fondu-enchaîné et passage du noir et blanc à la couleur qui annonce :


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La peinture chromatique d’Andreï Roublev

Nous n'allons pas discuter en détail les plans de cette séquence. Il faudrait souligner qu'il y a des aspects remarquables. Tout d'abord, les premiers plans de transitions : après les braises chaudes en couleur, nous assistons au passage à des fresques peintes : des motifs verticaux en rouge, en orange et en jaune, des motifs qui rappellent le feu. Ensuite, défilent un certain nombre de motifs qui sont en fait comme des schémas issus du film ou alors des allusions indirectes. Par exemple : Le sommet d'une église (5ème motif, plan 398-87-7 [10]) ; un cheval clair, et des personnages (6ème motif, plan 399-88-8) ; trois cavaliers (7ème motif, plan 400-89-9) ; les pieds du Christ en majesté (9ème motif, plan 402-91-11) ; le baiser des pieds (12ème motif, plan 406-95-16) ; les pieds des trois anges de la trinité (21ème motif, plan 415-103-24) ; et enfin, nous arrivons au dernier motif, le 29ème :

Plan 423-111-31 : 3h 13' 55" : Gros plan du visage du Christ accompagné d'un coup de tonnerre. Fondu enchaîné une goutte de pluie sur le visage du Christ qui suggère une larme : le Christ pleurant.

Plan 424-112-32 : 3h 14' 21" : Second fondu enchaîné sur une porte en bois-clair sur laquelle ruisselle l'eau.

Plan 425-113-33 : 3h 14' 32" : Fondu enchaîné avec l'extérieur : plan général d'une rivière et de quatre chevaux blancs qui broutent paisiblement sous une pluie régénératrice et fertilisante.


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Fin du film d'Andreï Roublev

Nous constatons que la succession des motifs obéit à un certain ordre. D'abord les deux plans d'ouvertures (392 et 424) sont significatives : l'inauguration avec les braises et donc le feu et la conclusion avec la pluie et donc l'eau. Ce lien peut avoir une articulation sur le poids des remords de Roublev. En effet, le passage du noir et blanc à la couleur a en fait une double signification : d'une part elle exprime le passage de cette période obscur à la réalité chromatique de la peinture de Roublev, et d'autre part, elle devient un symbole du "silence" de Roublev qui accède enfin à la lumière. Ainsi ce passage du feu à l'eau peut aussi signifier le passage du feu qui dévorait Roublev éteint par la compassion divine : les larmes du Christ. Ensuite l'ensemble des motifs répond presque exclusivement au Nouveau Testament, à moins de considérer le début comme étant une introduction fugace de l'Ancien Testament. Le motif des pieds a une prépondérance particulière qui répond en écho à la structure interne du film, notamment dans les plans qui montrent cette figure. Il en va également de la figure du cheval, des cavaliers et surtout du coup de tonnerre qui nous ramène à la réalité, mais une réalité transfigurée, avec un paysage presque paradisiaque : les chevaux en liberté. Enfin il reste le motif qui établit le passage entre la peinture et l'extérieur, c'est la figure de la porte. Nous sommes tentés de voir dans cette dernière la même porte qu'au plan VII-286 : le plan en insert qui s'établit entre le retour de Kyril au monastère et l'entrée du père supérieur dans la grande salle, ce sont les doubles battants de porte qui laissent passer une lumière intense à travers les interstices. Comme si Kyril n'avait pu accéder au domaine enchanté de la peinture ? Ici au plan 424, nous avons l'impression de traverser la porte et de passer de l'autre côté.


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La dame en blanc
Photogramme - Cloche 4 : Andreï Roublev, Plan 385.  La dame en blanc, accompagnée d'une petite fille et d'un cheval noir, traverse la foule en souriant en direction de Boris.
Photogramme - Cloche 4 : Andreï Roublev, Plan 385. La dame en blanc, accompagnée d'une petite fille et d'un cheval noir, traverse la foule en souriant en direction de Boris.

Comment ne pas voir un rapprochement entre le motif des anges et celui des deux personnages singuliers que nous rencontrons lors de l'élévation de la cloche : la petite fille et la dame en blanc accompagnées du cheval noir. En effet, nous pensons assister ici à une apparition dans le sens mystique du terme : en fait, ces deux personnages sont invisibles, ils n'apparaissent à la limite que pour Boris. (Cf. Photogramme – Cloche 4.)

En effet, au plan 385 leur passage pose problème : tout le peuple est debout en silence, il attend avec impatience le son de la cloche. Et nous voyons ces deux personnages au premier plan, qui traversent l'image allégrement, en souriant. Le peuple statique n'est pas étonné de les voir passer. Pourquoi ? Parce qu'ils ne sont pas réels. C'est encore une innovation particulière du réalisateur : rendre l'irréel réel. Ainsi donc, ces deux personnages sont comme des divinités protectrices, qui ont toujours guidé l'audacieux Boris. Nous venons de l'entendre, son père ne lui a pas transmis le secret de la fonte de la cloche, il a donc tout le temps improvisé, inventé, imaginé. Et à son tour, Boris, touché par la grâce, guidera et amènera l'âme troublée et obscurcie de Roublev vers la lumière, vers la peinture. Le cheval noir qui accompagne les deux personnages est aussi à considérer attentivement. En effet, nous avons vu le cheval noir dans tous ses états, gesticulant, dégringolant, transpercé, etc. A présent nous le voyons, (au plan 385 et 389) obéissant, majestueux, amical : c'est en fait une métaphore de la transformation (presque divine) du peuple. D'animal instinctif, il devient humain et raisonnable. De plus, il faut ajouter un autre point qui est en rapport direct avec le 1er épisode : le cheval noir était aussi une apparition, nous en avons pour preuve le fait de le voir au plan 5, et de le voir disparaître au plan 6, au moment ou Efim sort de l'église. Et lors du vol d'Efim, les plans en plongée ne présentent aucune trace de l'animal. Ainsi le cheval noir constitue un liant qui conclut en boucle le film. Mais il n'est pas le seul ; il y en a plusieurs. C'est ce qui fait de ce film un chef d'œuvre à part dans le cinéma et cela pour plusieurs raisons.

Tout d'abord, nous ne devons pas uniquement voir l'épisode de la cloche au premier degré : comme une prouesse d'un jeune homme sans expérience qui va accomplir une tâche surhumaine ! Nous avons au cours de notre démonstration soulevé la question de savoir pourquoi Tarkovski a tellement insisté sur la technique particulière de la fonte de la cloche, à travers ses trois étapes : le tracé, le moulage et la cuisson. Le cinéaste a consacré presque 43 minutes, et plus de 80 plans à l'élévation d'une cloche, pourquoi ? Il ne nous montre pas le peintre accomplir son œuvre, mais en revanche, il nous montre minutieusement un jeune inconnu fabriquer une cloche, pourquoi ? C'est ici que se trouve le grand pari du cinéaste de fonctionner, si l'on ose dire dans un haut degré métaphorique ; ce qui est particulièrement innovant et risqué à l'époque de la réalisation.



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Conclusion sur le film Andreï Roublev

Deux grandes idées vont illustrer nos propos. Il va de soi que ces idées sont éminemment cinémantiques : la première idée concerne l'épisode de la cloche. Si nous voulons entrer en profondeur dans les images proposées, nous pensons qu'il faudrait établir des associations avec les différents éléments, à savoir, l'argile et son point fort traduit dans le clédon de Boris : "je l'ai trouvé." et les différentes étapes constitutives de la cloche. En fait, ces éléments sont des "constituants" à part entière de Roublev. Autrement dit, la cloche est une représentation indirecte de Roublev. La première preuve est le plan 357. Boris est adossé à la panse de la cloche, où nous voyons en relief, un saint terrassant un dragon. C'est le même motif que le plan 161. Justement, nous avons là le seul moment de tout le film dans lequel Roublev dessine ce motif. Ceci peut expliquer une contradiction. Comment le motif a-t-il été moulé sur la cloche, puisqu'il ne peignait plus ? De plus, il est le seul à pouvoir exécuter un travail si délicat. Ainsi, par ce détour contradictoire, la cloche devient Roublev lui-même. Un autre point non moins important qui est issue du clédon, est le moment où Boris dit : "je l'ai trouvée." Certes, il a trouvé sa précieuse argile, mais le clédon peut aussi bien signifier : j'ai trouvé le grand peintre : Andreï Roublev.

Ainsi nous pouvons presque point par point comparer les composantes de la cloche avec la libération de Roublev. Nous pensons qu'il n'est pas inutile de dresser un tableau récapitulatif qui reprend tous les éléments en question : (Cf. Tableau correspondance entre le VIIIème épisode et Andreï Roublev )

Points fondamentaux du 8ème épisode Comparaison avec l'état d'Andreï Roublev
Plan 314 - Le filet de sang. - L'homicide de Roublev.
Plan 317 - Boris aux messagers : Je connais le secret. - Roublev aussi connaissait un secret.
Plan 319 - Boris tombe : c'est le plan du drap plié en cloche. - Roublev "tombe" d'une façon métaphorique.
Le tracé de la cloche.
Plan 320 - Boris sur un talus. - Allusion au mont des Oliviers.
Plan 322 - La longue racine que Boris dégage du sol. - Double allusion : d'une part c'est un lien avec les racines de l'arbre au plan 81, avant de rencontrer Théophane ; d'autre part, un lien avec "l'arbre aux chaudrons".
Plan 324 - La fosse de la cloche avec la colombe qui traverse l'image. - Ce plan nous montre Boris isolé du reste du monde, comme le sera Roublev. La colombe est un signe de l'espoir.
Le moulage.
Plan 332 - Boris qui gronde et fait battre son apprenti qui s'appelle … Andreïka, parce qu'il ne voulait pas travailler. - Comment ne pas voir Andreï Roublev dans cette situation et dans le nom de l'apprenti ?
La cuisson.
Plan 352 - Boris écoute et casse le moule. - Le moule invisible du silence de Roublev commence à s'effriter.
L'élévation.
Plan 369 - Le peuple qui élève la cloche comme une seule personne. - Roublev va peindre pour tout ce peuple.
Plan 385 - Le passage de la dame en blanc.
Le son de la cloche.
- La voix d'Andreï Roublev

A ce compte là, nous ne pouvons plus dire qu'il s'agit de coïncidences, il s'agit bel et bien d'une entreprise décidée par le réalisateur, afin de rendre l'œuvre infinie.

Une seconde idée rend l'œuvre puissante. Nous pensons qu'il n'existe pas une œuvre qui ait été construite sur une architecture si particulière, plus précisément : une architecture en cloche. Il faut voir tout le film avec cette structure singulière. En effet, si nous considérons le film épisode après épisode, nous remarquons qu'il s'amorce tout doucement. Avec l'évocation du climat de l'époque, nous apercevons Roublev au IIème épisode, et ce n'est qu'au IIIème épisode qu'il commence à s'exprimer sérieusement. Ainsi, nous assistons donc à une montée en cloche, et à partir du VIIème épisode nous assistons au déclin de Roublev. Un second tableau démontre en un clin d'œil la validité de nos propos : (Cf. Tableau : L'architecture générale en cloche du film Andreï Roublev.)


Ier épisode IIème IIIème IVème Vème VIème VIIème VIIIème
La Passion selon André (1ère partie) Le Bouffon Théophane le Grec La Fête Le Jugement dernier La Passion selon André (2ème partie) L'Amour La Cloche
* Absence d'Andreï Roublev.

Correspondance avec le VIIIème épisode :
*Le feu et la fumée.

*L'élévation d'Efim.
* Petite apparition d'Andreï Roublev. * Début de l'intérêt d'Andreï Roublev aux problèmes de la foule. * Andreï Roublev vit les croyances de la foule de l'intérieur.
*Montée en puissance de sa présence.
* Le doute commence à s'installer dans son esprit.
* Début de son déclin.
* L'homicide d'Andreï Roublev parachève son déclin. * Andreï Roublev subit sa destinée sans aucune réaction. * Fin des remords d'Andreï Roublev et début de sa résurrection

Ce qui est encore plus extraordinaire, c'est qu'en définitive, tout acte cinémantique suit presque toujours une courbe en cloche.



* * *

Notes et références

  1. Le premier chiffre correspond aux plans du film depuis le début du film, le second chiffre aux plans du film depuis le début de l'épisode.
  2. Dictionnaire Larousse, article : cloche.
  3. (…) "Parce que l'homme trace plus facilement un contour circulaire qu'un contour rectiligne." Leroux, Les origines de l'édifice hypostyle, Edition Altmann.
  4. G. de Champeaux et S. dom Sterckx, Introduction au monde des symboles, Paris, 1966, p. 24.
  5. Chevalier/Gherrbrant, Dictionnaire des Symboles, op. cit.,p. 191.
  6. Clédon qui rappelle l'aventure du cinéaste en Sibérie.
  7. Dans Stalker, il y a une image qui propose la même idée, mais elle n'a pas la même envergure. C'est au début du film, avant d'aller dans la Zone, le Stalker se lave le visage, nous distinguons à la hauteur de sa tête la flamme du chauffe-eau.
  8. C'est un fait qui est en rapport avec le rêve de Roublev.
  9. Cf. G. Durand, op. cit., p. 138.
  10. Le premier chiffre correspond aux plans du film depuis le début du film, le second chiffre aux plans du film depuis le début de l'épisode, le troisième chiffre aux plans du films depuis le début de la partie.


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